La double nationalité dans la droit français

 

Géraud de La Pradelle

Université de Paris X - Nanterre

Depuis le Code civil de 1804, une idéologie puissante et remarquablement persistante, inspire le droit français de la nationalité. La France du XIXème siècle qui l'a vue s'enraciner, a vécu plus longtemps sous des monarchies qu'en république. Pourtant, cette idéologie est "républicaine": elle érige en dogme que l'Etat est l'expression d'une nation de citoyens qui acceptent librement l'autorité publique parcequ'ils éprouvent un fort sentiment de solidarité.

Le droit français pose donc, en principe, de façon "républicaine", les questions de double nationalité. En d'autres termes, il est naturellement hostile à la manifestation, sur le plan juridique, d'une multiplicité d'appartenances qui est perçue comme une cause d'affaiblissement de la solidarité nationale et, par suite, de l'autorité de l'Etat.

Toutefois, dans les faits, la nation n'est jamais complètement citoyenne parcequ'elle ne peut pas être parfaitement homogène. Un réalisme ´lémentaire impose donc à l'Etat de la construire sans relâche en favorisant l'intégration des éléments hétérogènes - ce qu'il n'a cessé de faire au cours de l'histoire des deux derniers siècles. L'un des instruments dont il use à cette fin est une politique éclairée d'attribution de sa nationalité. Cette politique l'a conduit à tempérer, du moins sur ce terrain, l'hostilité de principe du droit français envers la double nationalité (I).

En revanche, l'hostilité renaît - presque intacte - lorsequ'il s'agit de trancher concrètement les conflits de nationalités. Le traitement réservé aux doubles nationaux contredit, alors, la relative tolérance qui prévaut dans l'attribution de la nationalité française (II).

I - TOLERANCE DANS L'ATTRIBUTION DE LA NATIONALITE FRANCAISE

L'histoire de l'attribution de la nationalité française révéle une indifférence croissante envers la nationalité étrangère que possèdent, éventuellement, des Français. Il s'agit, en quelque sorte, du niveau le plus bas de la tolérance...

Dans le droit du Code civil, cette indifférence était réservée aux Français "par acquisition" (A) mais elle s'est étendue par la suite, aux Français "d'origine" (B).

A - Le droit du Code civil

Les règles posées par le Code civil, en 1804, étaient inspirées sur deux points par l'hostilité "républicaine" envers la multiplicité d'appartenances: le recours exclusif au jus sanguinis dans l'attribution de la nationalité d'origine (article 10) témoigne du souci de réserver la qualité de Français aux personnes dont l'appartenance exclusive à la nation était garantie par des liens familiaux; le même type de préoccupation explique la perte de plein droit de la nationalité française en cas de "naturalisation acquise en pays étranger" (article 17, 1e) et d'allégeance de fait à un Etat étranger, lorsqu'elle se manifestait par l'acceptation de fonctions non autorisées (article 17, 2e; article 21), par l'établissement "sans esprit de retour" à l'étranger (article 17, 3e) et, même, par la mariage d'une française avec un étranger (article 19).

Pourtant, le réalisme qui préside à la construction de la nation a, très tôt, tempéré l'hostilité de principe envers la double nationalité. En effet, jamais l'acquisition de la nationalité française par un étranger n'a été subordonnée à l'absence, la perte ou l'abandon de sa nationalité précédente.

Dès 1804, le descendant d'étrangers qui était né en France où il résidait encore à sa majorité (article 9 du Code civil), l'étrangère qui épousait un Français (article 12), l'ancien Français en quête de réintégration (articles 10, 18, 19 al. 1, 21 al. 2) et, depuis un décret du 17 mars 1809, l'étranger sollicitant la naturalisation, pouvaient devenir Français - ou le redevenir - sans qu'il soit tenu le moindre compte de leur éventuelle nationalité étrangère qui pouvait donc être conservée.

B - L'évolution du droit après le Code civil

Les modifications successives des règles d'abord posées par la Code Civil ont constamment accru l'indifférence du droit envers les nationalités étrangères dont peuvent être dotés certains Français. Elles ont donc installé une tolérance croissante envers la double nationalité.

Deux sortes de circonstances expliquent, principalement, cette évolution qui a, d'ailleurs été pratiquement ininterrompue - sauf quant à l'accroc constitué par la loi du 22 juillet 1993, partiellement réparé par la loi du 16 mars 1998.

La première circonstance est l'immigration qui s'est développée tout au long des XIXème et XXème siècles, jusqu'à l'époque actuelle où elle marque le pas. Confronté à ce phénomène, l'Etat n'a cessé d'adapter ses lois pour intégrer le plus étroitement possible les immigrés à la nation, en leur ouvrant de plus en plus largement l'accès à la nationalité française. Jamais cette ouverture n'a comporté l'exigence d'un abandon ou de la perte des nationalités étrangères d'origine. Elle repose, pour l'essentiel, sur deux grandes réformes législatives.

La réforme principale est, certainement, l'introduction - par une loi des 22 et 29 janvier 1851 - du jus soli comme source de la nationalité française d'origine en faveur des enfante nés en France de parents étrangers eux-mêmes nés en France (principe dit du "double droit du sol"; v., aujourd'hui, depuis la loi du 22 juillet 1993, las articles 19-3 et 19-4 du Code civil).

Mais il faut également signaler une modification radicale de l'incidence du mariage sur la nationalité française. Cela s'est fait en deux étapes: depuis une loi du 10 aout 1927, la française qui épousait un étranger - le plus souvent, un immigré - ne perdait plus de plein droit sa nationalité; mais tout effet de plein droit du mariage a été, finalement, supprimé par la loi du 9 janvier 1973 qui reconnaissait, en même temps, au conjoint étranger - homme ou femme, indiféremment - la faculté d'acquérir par déclaration la nationalité française de l'autre conjoint (v., aujourd'hui, les articles 21-1 et 21-2 du Code civil).

La seconde circonstance est la tardive compréhension, par les autorités publiques, de l'intérêt que présentent des Français convenablement intégrés à l'étranger - ce qui suppose, normalement, l'acquisition de la nationalité locale - mais ayant maintenu leur allégeance envers la France. Perçue, naguère, comme une sorte de trahison, l'émigration de Français est, en effet, beaucoup mieux acceptée depuis un demi-siècle.

Déjà, l'ordonnance du 19 octobre 1945 portant "Code de la nationalité française", avait supprimé la perte de plein droit frappant jusqu'alors le Français qui se comportait en fait comme le ressortissant d'un pays étranger. Désormais, il faut, pour le "dénaturaliser", une décision formelle du Gouvernement (un décret en Conseil d'Etat) qui n'est, en pratique, jamais prise (v. article 96 du Code de la nationalité française; aujourd'hui articles 23-7 et 23-8 du Code civil).

Mais la loi du 9 janvier 1973 (modifiant l'article 87 du Code de la nationalité française; aujourd'hui, article 23 du Code civil) a franchi le pas décisif. Depuis cette loi, le Français qui acquiert volontairement une nationalité étrangère - autre que celle d'un Etat partie à la Convention de Strassbourg du 6 mai 1963 - demeure Français. Il ne peut perdre cette qualité qu'à des conditions très restrictives: seulement s'il réside habituellement à l'étranger; est libéré d'obligations militaires; a souscrit une déclaration formelle dans l'année qui suit l'acquisition de la nationalité étrangère.

Finalement, au terme d'une évolution pratiquement continue sur près de deux siècles, le droit français paraît s'accomoder parfaitement du fait que des Français d'origine - et non plus seulement des étrangers devenus Français - possédent une autre nationalité. On doit même reconnaêtre que, par nombre de ses dispositions, ce droit contribue à la multiplication des cas de double nationalité. Il est donc un peu surprenant de constater la rigueur avec laquelle il traite les doubles-nationaux lorqu'il faut trancher concrètement le conflit de leurs nationalités.

II - INTOLERANCE DANS LE REGLEMENT DES CONFLITS DE NATIONALITES

Les tribunaux Français ne sont jamais saisi de cas concrets de double nationalité à titre principal - non plus que par des consciences déchirées entre plusieurs fidélités. Il n'en connaissent, en réalité, qu'à titre incident et parceque l'on invoque devant eux - dans les domaines les plus divers - certains des effets qui s'attachent, respectivement, aux deux nationalités d'une même personne. Or, de tels effets sont très souvent inconciliables. Quand, tel est le cas, le tribunal est contraint de choisir entre ces effets; donc de trancher incidemment le conflit des nationalités en écartant l'une d'elles.

La nécessité de ces choix est de nature essentiellement technique: on ne peut, par exemple, appliquer simultanément à une même question de statut personnel, deux règles différentes. Dans ce contexte, écarter une nationalité n'implique - en soi - aucune hostilité envers la situation de double national.

Il n'en va pas tout à fait de même en ce qui concerne les critères retenus pour justifier ce choix: ni le recours à la notion d'effectivité; ni - surtout - la préférence pour la nationalité du for; ne sont parfaitement innocents.

Toutefois, l'intolérance envers la double nationalité se manifeste essentiellement dans l'usage qui est fait des différents critères de choix. Il existe, en effet, plusieurs manières possibles, plus ou moins rigoureuses, de trancher les conflits de nationalité au moyen de ces critères (A) or, le droit français use, en principe, de la plus rigide (B) bien que, depuis quelques décades, il tende à modérer sa rigueur (C).

A - Solutions concevables

Il faut insister ici, non seulement sur la multiplicité des effets produits par une nationalité, mais encore sur leur inégale importance - notamment, selon que l'on se place au point de vue de l'Etat ou du coté des individus concernés.

Dans l'ordre interne, la nationalité détermine, en effet, l'étendue de la personnalité juridique - ce qui est pratiquement vital pour les individus. En d'autres termes, l'aptitude à jouir de droits politiques, mais, surtout, de droits civile - dont, particulièrement celui, essentiel, de séjourner sur un territoire, dépend de la nationalité. Celle-ci est, également, le facteur de rattachement des questions de statut personnel et, lorsqu'elle est française, elle fonde la compétence exceptionnelle des tribunaux français (v. articles 14 et 15 du Code civil).

Dans l'ordre des relations internationales, cette même nationalité forme le titre de la protection diplomatique - moins utile aux particuliers qu'à l'Etat qui l'exerce discrétionnairement. C'est, enfin, le critère d'application de nombreux traités - dont les conventions d'établissement et les accords de circulation intéressent directement les individus.

Or, le conflit de nationalités qui surgit, devant le juge, à propos de l'un quelconque de ces effets - à l'exception de la protection diplomatique - peut être tranché de deux manières assez différentes.

Ce juge peut accepter de faire dépendre le critère du choix techniquement nécessaire de la nature et de l'importance relative de l'effet invoqué devant lui. Ceci revient à choisir de maniè fonctionnelle, relative, la nationalité finalement retenue.

Adopter ce genre d'attitude, c'est, en principe faire preuve de tolérance envers la double nationalité car c'est implicitement reconnêtre le fait qu'une même personne peut être, à certains égards, national d'un Etat et, simultanément, bien qu'à d'autres égards, national d'un autre Etat. En pratique, cette tolérance permet d'infléchir la solution afin de tenir compte des intérêts propres des double nationaux.

Mais le juge peut aussi refuser de considérer la diversité des effets de la nationalité - de leur importance inégale - et traiter cette nationalité comme une qualité qui existerait d'abord pour elle-même, comme un fait en soi, dont il suffirait - après l'avoir constaté – de déduire les effets.

Trancher de cette maniè un conflit de nationalités revient à déterminer une fois pour toutes celle qui doit être retenue quelque soit l'effet invoqué.

Une telle démarche est la manifestation d'une intolérance assez radicale puisque'lle implique - sinon le refus d'admettre la qualité de double national - du moins le refus de tirer les conséquences naturelles de cette qualité. En pratique, ceci revient à sacrifier presque toujours l'intérêt propre des doubles nationaux.

C'est, en principe, l'attitude qu'adopte le droit Français.

B - Intolérance de principe

Quel que soit l'enjeu du procès, lorsqu'ils tranchent un conflit de nationalités les tribunaux français raisonnent - le plus souvent - comme s'il convenait d'écarter définitivement et à tous égards, celle des nationalités qu'ils ne choisissent pas.

Ils agissent ainsi, tout particulièrement, lorsque la nationalité française est en cause: elle prévaut, alors, sur toute autre - quelque soit la nature des questions à propos desquelles ces tribunaux sont conduits à se prononcer. Qu'il s'agisse de jouissance des droits; de lois applicable; de compétence juridictionnelle; d'effets de jugements étrangers ou d'application de traités;. les intéressés seront déclarés exclusivement Français.

Ceci ne vaut pas seulement dans le cadre de chaque espèce, mais aussi, le cas échéant, pour les autres espèces pouvant concerner la même personne. En effet, consacrant un courant de jurisprudence bien antéirieur, l'ordonnance du 19 octobre 1945 a donné une "autorité absolue" (erga omnes) aux "jugements et arrêts rendus en matière de nationalité française par le juge de droit commun" (v. article 136 du Code de la nationalité française; aujourd'hui, article 29-5 du Code civil ).

Il faut, sans doute, chercher l'explication de cette rigidité dans l'idéologie "républicaine": elle supporte mal qu'un Français puisse, ou se voir opposer une autre nationalité - ou s'en prévaloir. Il doit être Français à tous égards, avec tous les droits et toutes les obligations qu'implique cette qualité.

Une attitude, en fait, identique est instinctivement adoptée par les mêmes tribunaux lorsqu'ils doivent trancher entre deux nationalités également étrangères.

Pourtant, le critère du choix - l'effectivité - et, surtout, l'autorité simplement relative des jugements rendus en matière de nationalité étrangère, permettraient aisément d'introduire dans la méthode un peu de fonctionnalisme, donc de tolérance envers la condition des doubles nationaux.

Ce serait d'autant plus normal que des signes d'assouplissement se dessinent, précisément là où l'intolérance "républicaine" est la plus forte; lorsque le double national est Français.

C - Tempéramments à l'intolérance

Paradoxalement l'assouplissement s'est d'abord manifesté dans le domaine militaire qui est traditionnellement, un point sensible de l'idéologie "républicaine": depuis la fin de la seconde guerre mondiale, il est admis que le citoyen-soldat double national peut-être libéré de son devoir envers la France au nom de ses obligations militaires – éventuellement inexistantes - envers son autre patrie. Mais il faut, en principe, qu'il réside habituellement dans cette autre patrie (v. articles L 3 bis et L 38 du Code du service national). De très nombreuses conventions aménagent, d'ailleurs, ce principe.

Mais, en matière de statut personnel, une tendance nouvelle et encore timide s'est manifestée en jurisprudence. Deux arrêts de la Cour de cassation, notamment, ont admis que soient reconnus en France des jugements étrangers qui avaient appliqué la loi de leur nationalité étrangère à des Français binationaux. Il s'agissait, dans l'espèce la plus ancienne, du divorce d'époux francosuisses (Civ. 10 mars 1969, Butez, Revue critique de dr. int. privé 1970, 114, note H. Batiffol). Dans une affaire plus récente portant sur la garde d'un enfant franco-polonais, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond pour avoir appliqué "la convention franco-polonaise du 5 avril 1967, bien qu "au regard de la loi française, toutes les parties en cause fussent françaises" (Civ., 22 juillet 1987, Dujacque, Revue critique de dr. int. privé 1988, 85; chronique P. Lagarde, p. 29 et suiv.).

Enfin, la France est partie à quelques conventions internationales - autres que celles relatives aux obligations militaires - qui l'obligent à tenir compte de la nationalité étrangère de Français binationaux (v. notamment, la Convention franco-portugaise du 20 juillet 1983 relative aux mesures concernant les enfants, article 8).

Finalement, si de tels tempéramments à l'intolérance de principe ne devaient pas se développer, le droit Français demeurerait entaché d'une contradiction certaine. En effet, il n'est pas très cohérent de favoriser, par les règles d'attribution de la nationalité française, la multiplication de cas de double nationalités dont on refuse de respecter les effets lorsqu'ils sont invoqués devant les tribunaux.


Bibliographie sommaire:

L. DARRAS, La double nationalité, Thèse Paris II, Multigraphiée, 1986.

P. LAGARDE, La nationalité française, 3e édition, Dalloz 1997.

P. LAGARDE, Vers une approche fonctionnelle des conflits positifs de nationalités, Revue critique de droit international privé, 1988 pp. 29 et suiv.

G. de LA PRADELLE (nationalité française, extranéité, nationalités étrangères, Mélanges D. Holleaux, Litec 1990, pp. 135 et suiv.

Y. LEQUETTE, note sous T.G.I. de Paris, 27 septembre 1990, Revue critique de droit international privé 1992, 91.


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zuletzt aktualisiert: 20. Februar 1999