Revue de droit international (Clunet), t. 60, p. 786 (1933)
Affaire
Salem (Etats Unis c/Egypte)
Un
arbitrage égypto-américain sur les réclamations faites par le gouvernement des
États-Unis en raison de la prétendue violation des droits dun de ses
sujets
par
P. Arminjon
Ancien
juge aux tribunaux mixtes dEgypte
Professeur
honoraire à la Faculté de droit de Genève
Associé
de linstitut de droit international
et
de lAcadémie diplomatique
Le
8 juin 1932, un tribunal arbitral anglo-égyptien. présidé par le, docteur
Walter Simons; ancien président du Reichsgericht de Leipzig, a rendu une
sentence où sont discutées des questions intéressantes et controversées,
relatives à la responsabilité dun Etat du fait de ses agents et de
ses tribunaux (1).
(1) Voir
le sommaire de cette décision, infra,
p. 1046.
I
Les Faits
Né
en Egypte dune famille, dorigine Syrienne, Georges Salem
fut élevé par son oncle, Goubran Salem, également immigré de Syrie. En 1903, à
lâge de vingt ans il se rendit aux Etats-Unis pour y étudier
lagriculture et sy fit naturaliser cinq ans plus tard
citoyen [*786] Américain. A cette
occasion il sétait déclaré sujet égyptien.
En
1909, il revint en Egypte où il exerça les fonction dexpert au
tribunal indigène, qui le. suspendit disciplinairement, puis demployé
de la Société dAgriculture qui le, révoqua. Une loi américaine du 2
mars 1907 établit à lencontre des citoyens américains naturalisés qui
ont séjourné plus de, deux ans dans leur pays dorigine, « une,
présomption dexpatriation » qui les prive de la protection
diplomatique et consulaire. Dans le dessein déviter cette, déchéance,
Salem retourna aux Etats-Unis et y obtint le renouvellement de son passeport ; il rentra peu après
en Egypte. Sétant réclamé de sa nationalité américaine en 1913, au
cours de poursuites pénales dirigées contre lui, les autorités consulaires
américaines déclarèrent quil ny avait plus droit en raison
de la présomption dexpatriation susdite. Il fut en conséquence traité
comme sujet local par les autorités égyptiennes.
Il
entreprit la même année un nouveau voyage aux Etats-Unis et sy fit
délivrer un nouveau passeport en déclarant quau moment de sa
naturalisation, il nétait pas sujet local comme il lavait
dit, mais sujet persan, ce qui lui permettait, en vertu de la loi de 1907, de
séjourner cinq ans dans un autre, pays que, celui de sa nationalité primitive.
Retourné en Egypte, il y fut impliqué de nouveau en 1915 dans une procédure
pénale. A cette occasion, lagent diplomatique des Etats-Unis revenant
sur une précédente décision, répondit au Gouverneur du Caire, en date du 20
décembre nji6, que Georges Salem nayant pas écarté la présomption
dexpatriation établie par la loi du 2 mars 1907, nétait
plus inscrit au registre, de lAgence comme citoyen américain
et comme, pouvant réclamer la protection des Etats-Unis » et quil
remettait en conséquence au Gouverneur le passeport de Salem, après
lavoir annulé: Cette déclaration fut réitérée, puis confirmée en
novembre [*787] 1917 par
lAgence des Etats-Unis, toujours à loccasion de poursuites
pénales.
Au début de 1917, Goubran Salem loncle, et le, tuteur de Georges
tomba gravement malade. Le 2 août de cette même année ce dernier fit donner
date, entame au Tribunal mixte, du Caire., puis transcrire le 20 octobre au
bureau des hypothèques, un prétendu contrat portant la date apparente du 26
janvier 1917 par lequel Goubran lui aurait vendu une, partie de ses quittance.
Le 27 octobre, Goubran informé de cette nouvelle, fit appeler M. Fahmy Bishay,
substitut à Mehallah et lui déclara ce dont le magistrat dressa procès-verbal
quil navait pas conclu cette vente. Il expira le
3 octobre. Comme le de cujus était en. possession de la nationalité persane, le Consulat général de
Perse chargea un délégué de dresser un inventaire des biens successoraux, ce
dernier se heurta à lopposition de Georges Salem. Le, Consulat en
référa immédiatement à lagent diplomatique des Etats-Unis qui
répondit en date du 3 novembre 1917 que Georges Salem nest plus
reconnu par mon Gouvernement comme ayant droit à la protection américaine ».
Quelques jours plus tard un arrangement intervint entre Salem et plusieurs de,
ses cohéritiers, aux termes duquel les uns reconnaissaient la validité de
lacte. du 26 janvier 1917 et lautre leur rétrocédait les
biens prétendument vendus et partageait avec eux la succession.
Peu après, le Consul général de Perse réclama un droit de 6 % sur
lhéritage et demanda aux autorités locales de lui prêter assistance à
cette fin. Les héritiers contestèrent la compétence du Consul en cette
circonstance. Salem opposa aux autorités consulaires persanes une résistance en
raison de laquelle il fut arrêté par la police égyptienne et incarcéré au
consulat dont le tribunal le condamna à lemprisonnement. Il excipe
tout dabord de sa nationalité américaine, mais lAgent
[*788] diplomatique des Etats-Unis
ayant dénié de nouveau dans une lettre adressée au ministre égyptien des
Affaires étrangères, le droit de Salem à sa protection ci dernier se déclara,
comme lavait fait ses cohéritiers, sujet égyptien. Sur leur demande,
le tribunal mixte nomma un Curateur à la succession.
Sur ces entrefaites, lun des cohéritiers qui navait pas
admis le prétendu contrat de vente conclu entre Georges et Coubran Salem porta
plainte au parquet indigène du chef de faux en se constituant partie civile.
Une vérification décriture fut ordonnée. Lexpert ayant
conclu à la fausseté de la signature de Goubran Salem, le chef du parquet
renvoya le 8 février 1919 Salem et ses coaccusés devant le tribunal
correctionnel de Mehalla.
En mars et en avril Salem demanda au gouvernement du Caire un passeport en
se présentant comme sujet Egyptien, sous le prétexte de faire breveter une
invention en Angleterre. Sa requête ayant été agréée en dépit de la procédure
pénale en cours, il sembarqua pour lAmérique. A Washington,
moyennant des déclarations faites sous la foi du serment, un passeport lui fut
octroyé par le département dEtat, en date du 18 septembre 1919.
Le 26 février 1921, à la suite de divers pourparlers durant lesquels le
procès pénal avait subi des ajournements, lAgent diplomatique
américain adressa au ministère des Affaires étrangères égyptien une lettre où
il était déclaré que le Gouvernement des Etats-Unis considère Salem comme un
citoyen américain ayant droit à la complète protection de lAmérique
et quil a possédé ce statut sans interruption depuis le 18 décembre
1908 jour de sa naturalisation ». En conséquence, le tribunal de Tantah,
faisant droit aux conclusions du ministère Public, se déclara incompétent, mais
seulement à légard de Salem (2). [*789]
(2) On sait quen Egypte, les sujets des
[*789] Etats bénéficiaires des
Capitulations sont justiciables au pénal de la juridiction de leurs tribunaux
consulaires.
Peu après, lAgent diplomatique des
Etats-Unis réclama les pièces de Salem qui figuraient dans le dossier pénal,
afin de les rendre à leur propriétaire. Sans sarrêter à
lobjection que ces documents étaient indispensables à la continuation
de. la procédure dirigée contre les coaccusés, il renouvela sa demande à
diverses reprises en termes de plus en plus énergiques, tout en indiquant dans
sa dernière lettre que lAgence des Etats-Unis comptait faire usage
elle-même de ces documents. Ceux-ci lui furent remis le 30 avril, date extrême
fixée par lAgent, cest-à-dire quelques jours avant la date
à laquelle le tribunal indigène devait rendre son jugement.
Le
consulat des Etats-Unis ouvrit alors contre Salem une enquête dont il chargea
un avocat belge du Caire et qui se termina par un rapport concluant à
lauthenticité de lacte de vente argué de faux. En
conséquence, Salem bénéficia dune ordonnance de non-lieu.
Un an
après Salem introduisit devant le tribunal mixte du Caire une instance contre
le ministre de la Justice en réparation du préjudice quil avait subi
par suite des poursuites dirigées contre lui et du retard mis à lui restituer
ses papiers. Dans ses conclusions, il arguait de faux le procès-verbal du
substitut Fahmy Bishay. Le tribunal déclara la demande irrecevable par le motif
que le ministère de la Justice nest pas responsable des manquements
commis par les autorités judiciaires et dont la réparation ne saurait être
demandée que par la voie de la prise à partie.
Salem
fit appel de ce jugement. Au cours des débats, le substitut Fayek bey fit la
déclaration suivante : « Il mest pénible à moi qui ai eu
lhonneur dappartenir à la magistrature indigène, de voir un
faussaire ou du moins un prévenu de faux traîner la magistrature de [*790] ce pays devant ce forum et
laccuser davoir commis un faux ».
Les avocats des parties qui, dans de nombreuses copieuses conclusions,
avaient discuté le fond, tombèrent daccord pour faire
porter leurs plaidoiries sur la seule question de recevabilité.
Dans un arrêt
rendu le 22 avril 1926, la Cour déclara lappel recevable, en la
forme, mais mal fondé « confirma le jugement, mais pour dautres
motifs ». « Attendu
quen vue des circonstances non
contestées de la cause, Salem est irrecevable à demander quoique ce soit au
Gouvernement égyptien
Quil est exact que les parties sont
convenues de plaider sur la seule recevabilité de laction ; que,
du moment cependant que pour arriver à la solution de cette question elles ont
entrepris elles-mêmes lexamen du fond, il est
indifférent que la Cour, qui doit nécessairement les suivre dans cet
examen, déclare laction irrecevable en vue des éléments de, la cause
ou quelle, la déclare mal fondée; quil importe cependant de
préciser avant tout que cette décision met fin, une, fois pour toutes, aux
réclamations formulées par Salem dans son acte introductif dinstance
»..
Une
longue correspondance diplomatique sengagea alors entre
lAgence diplomatique des Etats-Unis et le Gouvernement égyptien.
Après sêtre retranché derrière la chose jugée, ce dernier propos ,a
de soumettre les points litigieux à un tribunal arbitral qui fut chargé par
larticle 3 dun protocole signé le 20 janvier 1931 de
résoudre les questions suivantes :
1º
« Le Gouvernement dEgypte est-il tenu en vertu des principes de
droit et déquité à des dommages-intérêts envers le Gouvernement des
Etats-Unis en raison du traitement fait au citoyen américain Georges Salem
? »
2º Dans
laffirmative, le tribunal arbitral avait à fixer le montant des
dommages-intérêts. [*791]
En
faisant preuve de ces dispositions conciliantes contrairement à
lopinion publique de son pays, le Gouvernement égyptien ne cédait pas
seulement comme on aurait pu le croire, à une pression ardente et tenace il
obéissait, semble-t-il aune double préoccupation affirmer la souveraineté
reconnue en 1922, sous certaines restrictions, à lEgypte par la
Grande-Bretagne, en traitant dégale à égale sans
lintermédiaire de cette Puissance, avec les Etats-Unis, et, dans
léventualité dune sentence défavorable, tirer argument de
la condamnation pour demander si la suppression des Capitulations et des
Tribunaux mixtes, régime et institution qui restreignaient son indépendance
sans, diminuer sa responsabilité.
Voici les chefs de
la demande du Gouvernement des
Etats-Unis :
Le traitement
injuste, partial, illégal infligé à Salem résulte des faits suivants :
Le faux procès-verbal dressé par le substitut Bishay au moment du décès de
Goudran Salem; le concours indûment prêté au consulat de Perse dans ses
poursuites contre Georges Salem et lemprisonnement de ce dernier,
laction pénale intentée contre Salem et la désignation dun
expert non inscrit au tableau en vue de vérifier la signature de Goubran le
cumul par le même magistrat des fonctions daccusateur public, de juge
dinstruction et de juge chargé dinculper le prévenu
« système inférieur au « standard » fixé par le droit
international; » ladmission de sa compétence faite par le
président du tribunal de Mehallah, contrairement à la loi, après des délais
injustifiés ; le refus des autorités judiciaires égyptiennes de restituer les
pièces que Salem avait été contraint de leur remettre la fin de, non recevoir
opposée par le tribunal mixte du Caire. à linstance en
dommages-intérêts introduite contre le Gouvernement égyptien; les calomnies
proférées à laudience par le substitut Fayek bey contre [*792] Salem; larrêt injuste e
partial rendu par la Cour dappel dAlexandrie.
En réparation du dommage matériel et moral cause à Salem par les faits
susdits, le demandeur réclamait 210.7711 livres égyptiennes, soit 25.768.000
fr., total dans lequel figuraient plus de 51.000 livres, environ 6.677.000 fr.
qui représentaient les frais davocat et les voyages imposés à Salem
par son procès contre le gouvernement, sans compter les frais, de la procédure
darbitrage, soit plus de 51.000 livres, que le gouvernement des
Etats-Unis réclamait pour lui-même.
II
Les arguments des deux parties
Daprès
le mémoire du demandeur, certains des faits quil invoque violent
directement les droits que reconnaissent aux Etats-Unis, la coutume, le droit
international et les traités par lui conclus avec lEgypte, traités en
vertu desquels il exerce une certaine juridiction sur le territoire de ces
Etats ; dautres constituent soit des actes délictueux accomplis
par des fonctionnaires égyptiens, soit un déni de justice à lencontre
dun citoyen américain pour lequel le Gouvernement des Etats-Unis
intervient. Le gouvernement (des Etats-Unis) est par conséquent seule partie au
litige, cest lui qui rend le gouvernement égyptien responsable de la
violation de ses droits et de ceux de son national » (3).
(3) Counter Case of the United States, p. 332-333,
Pour
établir certaines de ces accusations, le demandeur se borne à commenter les
dispositions de la loi américaine aux termes de laquelle Georges Salem est
citoyen des Etats-Unis, à citer les paroles quil reproche au
substitut Fayek bey, le jugement du tribunal de Mehallah et larrêt de
la Cour dappel mixte, déci-[*793]-sions
lune et lautre évidemment « partiales et
passionnée », enfin à dénoncer le. cumul fait par le représentant du
parquet, conformément à la loi égyptienne, des fonctions daccusateur,
dinstructeur et de juge.
Il
prouve les autres chefs de sa demande en se référant aux affidavits rédigés
daprès les déclarations faites sous la foi du serment par Salem
lui-même et par son avocat (4).
(4)
Case the United States, p. 19-23.
Voici
maintenant les moyens de défense du gouvernement égyptien :
Le
gouvernement des Etats-Unis na pas qualité dagir, il ne
fonde pas sa demande sur un préjudice par lui subi mais uniquement sur le
dommage qui aurait été infligé à son prétendu ressortissant.
La
naturalisation est frauduleuse et ne saurait être admise par le tribunal
arbitral, car elle a été obtenue par Salem dans le seul dessein de
sassurer la protection dune Puissance capitulaire en vue de
faire valoir les intérêts de Salem en Egypte. Ses voyages en Amérique
navaient dautre but que de maintenir ou de
recouvrer cette protection. Les passeports quil
sest
fait délivrer aux Etats-Unis ont été obtenus grâce à de
fausses déclarations qui constituent des parjures.
En
admettant que Salem ait acquis lallégeance des Etats-Unis ; il
nen aurait pas moins conservé sa nationalité ottomane primitive et sa
qualité de sujet local.
Aux
termes des articles 5 et 9 de la loi sur la nationalité ottomane du 19 janvier
1869, lacquisition dune nationalité étrangère par un, sujet
ottoman doit, pour être valable, avoir été autorisée par le gouvernement et
tout individu habitant le territoire ottoman est traité comme tel
jusquà ce que sa qualité détranger ait été régulièrement
constatée. Salem aurait donc deux nationalités entre lesquelles la préférence
doit être donnée à celle de IEtat devant les tribunaux ou les autorités
duquel la question sest posée. Né en Egypte, Sa-[*794]-lem a toujours été en possession de la qualité
de sujet égyptien, il a fréquemment agi en cette qualité, cest en
Egypte quil a séjourné la plus grande partie de sa vie.
La..
demande est tout au moins part Salem a fait valoir ses prétendus droits devant
le tribunaux mixtes qui ont jugé en dernier ressort; on peut donc lui opposer
lexception de chose jugée. Dautre part cette juridiction
internationale a été instituée en vertu des traités souscrits par les
Puissances bénéficiaires des Capitulations pour juger les procès entre
personnes de nationalités différentes et spécialement les actions intentées par
des étrangers contre le gouvernement égyptien, de façon à mettre fin aux abus des
réclamations par voie diplomatique qui se produisaient constamment en Egypte.
Une règle de. droit international universellement
admise ne permet de recourir à larbitrage quaprès
épuisement de tous les degrés de juridictions devant les tribunaux de
1Etat que la partie plaignante prétend rendre responsable, et Salem
peut encore agir, par la voie de la requête civile, conformément à
larticle 254 du règlement dorganisation judiciaire des
tribunaux mixtes.
Pour autant que la réclamation se fonde sur un de justice des tribunaux
mixtes, elle est encore irrecevable car le gouvernement égyptien ne peut être
rendu responsable dune juridiction organisée daccord avec
lEgypte par les Puissances capitulaires elles-mêmes, y compris les
Etats-Unis et composée de magistrats en majorité étrangers désignés au
Gouvernement égyptien par ces Puissances parmi leurs nationaux.
Au fond, le défendeur conteste les injustices, les irrégularités, les dénis
de justice, le préjudice allégués par son adversaire. Il se défend contre le
reproche davoir usurpé la juridiction, en matière répressive reconnue
aux Etats-Unis par les Capitulations et les traités en observant que, lorsque
Salem a été pour [*795] suivi au
pénal devant les tribunaux locaux, il nétait plus sous la protection
américaine, ainsi que les représentants des Etats-Unis lavaient
déclaré à plusieurs reprises. Si lon - admettait la thèse du
demandeur, Salem aurait donc pu commettre Impunément tous les délits
puisquil ne relevait alors daucune juridiction pénale.
III
La sentence arbitrale
Le Tribunal arbitral a jugé que le Gouvernement
égyptien nétait pas tenu, en vertu des principes du droit et de
léquité, de payer des dommages-intérêts au Gouvernement des
Etats-Unis. Le texte de la sentence est suivi dun volumineux mémoire
dans lequel Mr. F. K. NieIsen, arbitre américain a exprimé son opinion
dissidente.
I. Les exceptions. Avant dexaminer les
exceptions opposées par le défendeur, le tribunal a réglé une question
controversée en doctrine en se reconnaissant le pouvoir dinterpréter
le protocole aux termes duquel il a été constitué. Le compromis qualifie G.
Salem de citoyen américain ». Pour le demandeur ces mots impliquaient
ladmission par le Gouvernement égyptien de la nationalité américaine
de Salem. Suivant la version du Gouvernement égyptien ils désignaient seulement
le fondement juridique de la réclamation qu était litigieuse dans toute son étendue.
Le tribunal déclare ensuite que « la pratique
suivi par différents gouvernements, par exemple par 1e Gouvernement allemand
sinspire.., du principe que deux Etats sont autorisés par le droit
international public à traiter un individu comme leur ressortissant aucun de
ces Etats ne peut faire valoir contre lautre une réclamation au nom
de cet individu (Borchard The diplomatic protection of Citizens abroad, p. 58ê). Cest pourquoi le
Gouvernement égyptien na nul besoin de [*796]
se référer au principe de la nationalité effective sil peut seulement
établir que Salem était ressortissant égyptien (ottoman) et a obtenu la
nationalité américaine, sans le consentement nécessaire du Gouvernement
égyptien.
Il admet
que Salem né en Egypte et y résidant sétait déjà déclaré égyptien
lorsquil a acquis la nationalité américaine, quil a
constamment invoqué cette première qualité chaque fois quil y avait
intérêt, que sa naturalisation na pas été autorisée par le
Gouvernement égyptien, condition exigée par la loi ottomane du 1 janvier 1869
dont la disposition en cette matière
est « inattaquable en droit international
Mais Salem, au moment où il sest fait
naturaliser, nétait point égyptien, ou ottoman, il était persan, son
père et son oncle et lui-même ont été traités expressément comme tels par les
autorités persanes et par les autorités égyptiennes. Or, « le Gouvernement
égyptien ne peut se prévaloir de la persistance éventuelle de la nationalité persane
chez Salem, la règle étant quen cas de double nationalité, un Etat
tiers nest pas fondé à écarter la réclamation de lun des
deux Etats étrangers dont létranger intéressé est ressortissant, en
lui opposant la nationalité de lautre Etat (cf. Mackenzie v. Germany 1922, Opinions of the Mixed Claims
Commissions U. S. and Germany, p. 628). » Le tribunal a adopté cette dernière interprétation à la
lumière de la correspondance étrangère entre les deux gouvernements.
Il
écarte ensuite, non sans hésitation, le reproche de fraude dirigé contre la
naturalisation de Salem « étant donné que la nationalité ainsi acquise est
reconnue et défendue par lEtat qui la conférée et que tout
doute à cet égard doit sinterpréter en faveur de la validité de
lacte ».
Il suit
de là que le Gouvernement des Etats-Unis a le droit de représenter G. Salem. On
peut se demander toutefois si la demande nest pas irrecevable par la
rai-[*797]-son que Salem dispose encore
dun recours devant les tribunaux égyptiens et que sa réclamation ne
peut être poursuivie par la voie diplomatique car elle serait réservée par les
traités à la compétence de la juridiction mixte.
Sur le
premier point, « maintes fois des tribunaux arbitraux internationaux se sont
prononcés contrairement à lopinion du demandeur, dans le sens que la
conclusion dun compromis renonciation au droit dépuiser
tout dabord les recours nationaux. Mais le principe de
lépuisement des voies de recours nest pas reconnu
dune façon absolue, les tribunaux internationaux lont
apprécié chaque fois dune façon différente suivant les
circonstances
Dans le cas actuel, il échet de prendre en
considération que le recours en requête civile nest point une
procédure ordinaire, mais a pour but de reprendre une procédure déjà close. En
règle générale il doit suffire que 1e réclamant ait suivi par devant les
tribunaux nationaux la filière des instances jusquà linstance
suprême.
Pour
toutes ces raisons et tenant compte en outre de lintention probable
des parties, le Tribunal statuant en équité, estime que lobjection du
défendeur ne doit pas être retenue ».
En vertu
de larticle 11 du Règlement dorganisation judiciaire pour
les procès mixtes en Egypte et de larticle 7 du Code civil mixte
« les tribunaux sans pouvoir statuer sur la propriété du domaine public ni
interpréter ou arrêter lexécution dune mesure administrative
seront compétents pour juger dans les cas prévus par le Code civil, les
atteintes portées à un droit acquis dun étranger par un, acte
dadministration. »
Ce texte
confère-t-il aux tribunaux mixtes une compétence exclusive sur les actions de
ce genre, ainsi que laffirme le défendeur ? Pour démontrer cette
thèse, ce dernier prétend tout dabord quen raison des
motifs et des conditions de leur institution, du mode de recrutement et de
nomination des juges qui les composent, de [*798]
la nature de leur compétence, de lautonomie administrative,
disciplinaire et même législative très large dont ils disposent, du fait que
les lois quils appliquent on été édictées, conformément à des
conventions internationales et ne peuvent être, modifiées que sur avis conforme
de lAssemblée législative de la Cour dappel, ces tribunaux
constituent une juridiction internationale.
Bien que cette opinion ait été
défendue par des autorités considérables, le tribunal arbitral ne sy
est pas rallié. Tous les magistrats mixtes sont en effet nommés par le
roi dEgypte, leurs appointements sont payés par le Trésor égyptien,
le Règlement dorganisation judiciaire et les lois mixtes ont été
promulguées comme des lois égyptiennes « Les tribunaux mixtes dEgypte
se distinguent donc essentiellement des tribunaux dits arbitraux mixtes
institués pour régler certains litiges provoqués par la guerre. Leurs jugements
ne sont pas des sentences arbitrales internationales, ils sont prononcés au nom,
du roi. Mais cette constatation nexclut point lidée
soutenue par le défendeur, que les Puissances Capitulaires, en concluant les
conventions relatives à linstitution des Tribunaux Mixtes, auraient
renoncé à faire valoir par la voie diplomatique les réclamations de leurs
ressortissants dans tous les cas où ceux-ci pourraient, en vertu du
« règlement dorganisation judiciaire », assigner le
Gouvernement Egyptien devant la juriction [sic] mixte. Le fait que cest
réellement là lintention dont se sont
inspirés, dune part, le Gouvernement Egyptien, dautre
part, les Puissances Capitulaires en créant la juridiction mixte, est confirmé
par toute une série de preuves. Dans le fameux Mémorandum adressé au Khédive
Ismail et par lequel Nubar Pacha introduisit son action pour les Tribunaux
Mixtes (v. Testa, Recueil des Traités de la Porte,
Ottomane avec les Puissances étrangères, viii. p. 355 : Rapport de Nubar
Pacha à S. A. le Khédive, 1867), on signale notamment le rôle désas-[*799]-treux que la multiplication des différends
diplomatiques résultant de la prétendue violation de droits
détrangers en Egypte, a joué dans les relations internationales de ce
pays. Lélimination de ces différends diplomatiques était, en réalité,
conforme tant à lintérêt de lEgypte quà celui des
Puissances étrangères et de leurs Représentants au Caire ; cest
ce qui a, dailleurs, été reconnu par maints de ces représentants dans
par eux à.1eurs Gouvernements. En. fait, depuis linstitution de. la
juridiction mixte, les réclamations diplomatiques de, ce genre ont complètement
cessé ; le règlement des actions introduites par les étrangers du chef de
latteinte portée, par des autorités égyptiennes, à leurs droits
acquis a été déféré aux Tribunaux Mixtes.
Ce
qui est tout particulièrement caractéristique de la conception fondamentale
doù sont partis les Gouvernements intéressés lorsquil
sest agi dexécuter la réforme judiciaire de lEgypte
dans les, années 1873 à 1876, cest le fait suivant :
Daprès larticle 40, du titre I, du « Règlement
dorganisation judiciaire » les nouvelles lois et la nouvelle
organisation des tribunaux nont pas deffet rétroactif. En
conséquence., toutes les questions litigieuses qui étaient déjà pendantes lors
de lentrée en vigueur de la réforme judiciaire, au premier janvier
1876, ont continué à être. réglées par la voie diplomatique. Cependant, les
Puissances Capitulaires, par des conventions spéciales avec le Gouvernement
Egyptien, ont déféré
un grand nombre de ces différends, soit aux Tribunaux Mixtes eux-mêmes, soit à
des commissions spéciales composées de membres de ces tribunaux. Cest
par cette voie que, dans les premières années consécutives à son institution,
la juridiction mixte,, en exerçant une jurisprudence arbitrale vraiment
internationale, a liquidé des centaines de litiges diplomatiques.
Ces
faits démontrent quil faut attribuer à la juridiction mixte, en
Egypte, un caractère différent de celui [*800]
des tribunaux nationaux dont font partie également détrangers et qui
ont été constitués, avec le Concours de ceux-ci, pour connaître des différends entre indigènes et étrangers comme
cela a été
le cas en Turquie et au Siam. De
lattitude des Puissances elles-mêmes, il paraît ressortir
quelles ont, elles aussi, considéré la juridiction mixte
constituée avec leur assentiment et composée en partie de juges ressortissants à leurs Etats
respectifs, comme un compensation du droit quelles avaient
délever, par la voie diplomatique, des réclamations au sujet du
traitement fait à leurs ressortissants en Egypte.
Il en
résulte quon est fondé à considérer quen transférant aux
Tribunaux Mixtes la compétence relative à ces réclamations, les deux Parties
les Puissances Capitulaires dune part et 1Egypte
dautre part, ont assumé un certain risque ; les Puissances
Capitulaires le risque que les Tribunaux Mixtes pussent statuer contre elles
sans que la voie diplomatique leur restât ouverte pour la mise en valeur des
réclamations de leurs ressortissants, le Gouvernement Egyptien le
risque
que les Tribunaux Mixtes, en raison de la prépondérance numérique des
juges étrangers, naccordassent plus dimportance aux
intérêts étrangers quaux intérêts égyptiens et que, pour cette
raison, ces juges ne statuassent fréquemment en sa défaveur. »
Nonobstant
ces raisons, le Tribunal arbitral croit pourtant devoir examiner les
réclamations du demandeur en faisant abstraction des décisions des tribunaux
mixtes pour deux motifs : il résulte des pourparlers qui ont précédé le
protocole que le Gouvernement égyptien a renoncé à se prévaloir de cette fin de
non recevoir ; dautre part, les Etats-Unis fondent en partie
leur demande sur les prérogatives judiciaires que leur confèrent les traités
« droit né directement dEtat à Etat » et sur la violation
desquelles la juridiction mixte nétait pas compétente pour statuer.
II.
Le Fond. Abordant le
fond du litige, le tri-[*801]-bunal arbitral
établit de la façon la plus claire et la plus convaincante linanité
des accusations dirigées par le demandeur contre le substitut Fahmy Bishay,
auteur du procès-verbal où sont relatées les déclarations faites par Goubran.
Salem peu avant sa mort et la conduite, régulière et correcte des autorités
égyptiennes dans les opérations qui ont suivi le décès du de cujus. II ne découvre « aucune violation du droit » dans
lintroduction de laction publique contre Salem du chef de
faux, ni dans la désignation dun expert qui, bien que non inscrit sur
la liste du tribunal, pouvait, en vertu de la loi, être délégué en raison de
ses connaissances spéciales. « Linstruction pénale a été
conduite avec grand soin, les témoins cités à la décharge de laccusé
minutieusement interrogés. On ne reconnaît à légard de
laccusé nulle trace dun, parti pris. »
Lassistance prêtée au Consul général de Perse dans les mesures
quil a prises à légard des héritiers, particulièrement de
Salem, était conforme au traité turco-persan de 1875, art. 8, par les autorités
égyptiennes « qui nont fait que remplir leur devoir ».
Le
Gouvernement des Etats-Unis se. fonde sur les principes de la procédure. pénale
anglo-saxonne qui défère à un jury spécial le soin de décider si
linculpé
sera jugé pénalement pour considérer comme une violation des droits de Salem,
le fait que, daprès la législation égyptienne, le procureur qui est
chargé de linstruction soutient laccusation et a également
le droit de saisir le tribunal. Laccusé serait ainsi dépourvu des
garanties nécessaires contre les atteintes que des débats publics ouverts à la
légère peuvent porter à sa réputation. « Mais cette garantie, observe le
Tribunal, nexiste pas en règle générale dans les pays civilisés. En
général, abstraction faite des actes punissables qui ont un caractère de gravité,
linstruction est dirigée par le Parquet, de sorte que
lautorité chargée de laccusation se confond avec celle qui
doit instruire laffaire. Sans doute, le résultat de
linstruction, est dordinaire exa-[*802]-miné
par un juge avant quil soit statué sur la mise en accusation. Mais
tout juriste versé dans la pratique de ce quon appelle le système
continental sait que, dans les cas dinfractions pénales légères, cet
examen est dhabitude de pure forme. Or, daprès le droit
pénal égyptien, le faux en écriture privée est non un crime, mais un
délit
»
En
somme, on ne peut fonder une réclamation sur
la procédure introduite par le procureur instructeur contre Salem ».
«
Il en est de même des reproches de la procédure des tribunaux indigènes dans
laction pénale. »
Contre
Salem, le Gouvernement des Etats-Unis fait principalement état des affidavits
qui relatent les dépositions faites par Salem et par son, avocat. Ce mode de
preuve, admissible en soi, est en usage devant les tribunaux mixtes
internationaux. Mais les déclarations en question renferment de nombreuses
contradictions et leurs auteurs « nont pas résisté suffisamment
à la tentation de peindre les faits moins dans leur exactitude, que dans le
sens de lavantage quils espéraient en tirer ». La
force probante de ces documents est minime.
Le
prétendu retard du Tribunal correctionnel de Mehallah à prononcer cette
incompétence sexplique facilement en raison de lajournement
demandé par lavocat de Salem et de lobligation ou était le
président de procéder à des vérifications que rendait nécessaire
linsuffisance des documents présentés, étant donné surtout « que deux
fois déjà le représentant des Etats-Unis avait expressément porté à la
connaissance des autorités égyptiennes que Salem navait plus aucun
droit à la protection américaine «. Dautre part.
« Daprès la législation égyptienne en vigueur les tribunaux sont
tenus quand une procédure pénale a été légitiment ouverte contre une personne
quelconque, de continuer cette procédure, même dans le cas où cette personne
aurait acquis au cours du procès une nationalité étrangère. Cette disposition,
concorde avec les prin-[*803]-cipes du droit
international et avec la jurisprudence des tribunaux mixtes égyptiens
Lorsque commença linstruction contre Salem, il était, en raison de
ses propres indications, considéré comme sujet local, et, même sil
sétait présenté comme Persan, les tribunaux locaux auraient été
compétents parce que le délit à lui reproché avait été commis également contre
des citoyens indigènes
. Daprès le principe de la séparation
des pouvoirs, principe qui a trouvé son expression dans la constitution
judiciaire de lEgypte, le tribunal qui est régulièrement saisi de
laffaire pénale, a le droit dexaminer en toute indépendance
lexception dincompétence.
Il
en fut de, même après lappel formé par Salem.
« nexiste aucun document doù il ressort en toute
évidence que lAgence des Etats-Unis ait établi clairement le droit de
citoyenneté permanent de Salem. »
Enfin,
dès quil fut informé par le, ministère de la Justice, le. Tribunal
dappel se déclara incompétent
«
De tout cela ressort que les tribunaux égyptiens et les autorités
égyptiennes
ont mis tout en oeuvre pour assurer la sauvegarde des
droits reconnus par les traité aux Etats-Unis.
Le
tribunal arbitral écarte, par des considération analogues le grief fait aux
autorités judiciaires égyptiennes de ne pas avoir rendu immédiatement à
lAgence américaine les pièces que leur avait confiées Salem en vue du
jugement de son affaire pénale. « Entre la juridiction indigène et la juridiction
consulaire nexiste point de procédure destinée à régler les conflit
de juridiction. Le tribunal arbitral ne peut donc considérer comme, un acte,
contraire un droit international et entraînent la responsabilité du
Gouvernement égyptien le fait que les autorités égyptiennes ont tout
dabord hésité à délivrer les documents et cela dautant plus
quelles comptaient sur une rapide décision dans laffaire
pénale engagée contre les coaccusés Salem. [*804] Restent
la partialité, linjustice et le déni de justice reprochés à la
juridiction mixte.
Le
tribunal arbitral examine tout dabord 1a déclaration faite à
laudience de la Cour dappel par le substitut Fayek bey.
« On
ne peut démontrer, dit-il, que lexpression (de faussaire) aussitôt
atténuée, qua employée le substitut Fayek bey (à lencontre
de Salem), ait influencé la Cour. »
Quant au jugement et à larrêt incriminés par le défendeur, le
tribunal arbitral ne saurait les apprécier, car ces décisions
nengagent pas la responsabilité du Gouvernement égyptien.
Les
décisions des tribunaux mixtes ne peuvent faire de la part du tribunal arbitral
lobjet dune révision, peur le raisons déjà exposées. Eu.
lespèce, on pourrait admettre que le Tribunal mixte du Caire se
serait trompé en appliquant larticle 776 du Code civil mixte (4 bis) et que la Cour dappel mixte dAlexandrie,
lorsquelle a rejeté laction comme mal fondée, bien que
cette partie du litige neut pas été plaidée, a employé des termes qui
dépassent ses pensées. Mais de tels jugements ne peuvent pas être considérés
comme un déni de justice ou comme une entorse à la justice dans le sens du
droit international. Le principe de la séparation des pouvoirs qui
doit être également respecté par la juridiction arbitrale internationale et qui
doit être affirmé bien haut par elle, implique cette conséquence que
lon doit reconnaître la validité juridique des sentences prononcées
par des tribunaux compétents. Cest pourquoi le droit international a,
dès le début, compris sous le concept de « dénis de justice » uniquement
de .s cas exorbitants diniquité judiciaire, seuls cas qui puissent
servir de base à des réclamations dordre international. Déni de
justice absolu, retard inexcusable de ladministration de
la justice, [*805]
discrimination manifeste entre étrangers et indigènes, iniquité
palpable, et dictée par la mauvaise volonté, une sentence judiciaire
ce sont là les notions qui ont été admises lune après
lautre sous le concept de « déni de justice ». Si la
doctrine américaine est inclinée à étendre encore ce concept (v.
louvrage cité de lHarward [sic]
Law School, p. 174 cf. Borchard précité, pp.
330-335), le tribunal arbitral ne peut la suivre dans cette voie. La règle,
cest quun étranger devra reconnaître comme lui étant dûment
applicable lespèce de juridiction qui est institué dans le pays où il
a élu son domicile, et cela y compris les défauts qui pourraient entacher cette
espèce de juridiction, imparfaite comme toute oeuvre humaine.
(4 bis) Il sagit de
larticle 7 précité.
Mais,
en outre, le tribunal arbitral estime que le Gouvernement égyptien. ne peut pas
être rendu responsable des, prétendues fautes de la juridiction mixte. Le
tribunal arbitral a déjà signalé que cette juridiction a été instituée et
continue à fonctionner non point en vertu de la volonté unilatérale de lEtat
égyptien souverain, mais en vertu de conventions passées avec les Puissances
capitulaires. Les deux parties, en concluant ces conventions dans la forme des
législations nationales correspondantes, ont sacrifié chacune quelque chose de
leur souveraineté les Puissances Capitulaires ont renoncé à une partie de leur
prérogative judiciaire sur le territoire égyptien en abrogeant temporairement
la juridiction civile de leurs consuls ; lEgypte a pareillement
renoncé à une partie de ses droits souverains en sengageant à laisser
condamner son gouvernement, dans des affaires civiles et tout
particulièrement du chef de la prétendue violation des droits
détrangers
par des autorités égyptiennes par un tribunal
composé dune majorité détrangers. Si les tribunaux mixtes
commettent des fautes, le Gouvernement égyptien nest plus en mesure
de prévenir de nouvelles fautes de même espèce ; il ne peut ni destituer les
juges, ni les punir disciplinairement : ce dernier droit [*806] appartient à la seule Cour
dappel elle-même il ne peut non plus librement modifier
les lois daprès lesquelles le tribunal est composé et conformément
auxquelles il doit prononcer ses sentences. Toutes ces mesures ne pourraient être
prises, pendant la période prévue pour le fonctionnement de la juridiction,
mixte par les conventions internationales, quavec
lassentiment des Puissances Capitulaires (v. le Règlement
dorganisation judiciaire, titre III, art. 40).
La
responsabilité dun Etat ne peut sétendre que
jusquoù va sa souveraineté; dans la mesure où celle-ci est limitée,
cest-à-dire dans la mesure où la volonté de 1Etat ne peut
agir librement, sa responsabilité doit être limitée en proportion. En
conséquence, le prétendu de ni de justice des tribunaux mixtes ne peut servir
de base ni à la réclamation introduite en faveur de Salem, ni a la prétention
formulée par les Etats-Unis du chef de soi-disant violation des traités. »
IV
Quelques observations sur la sentence
La
remarquable sentence arbitrale savamment et judicieusement motivée que je viens
danalyser apporta une Précieuse contribution à la théorie encore
imparfaitement élaborée de la responsabilité des Etats. Elle met a et là en
lumière avec une discrétion pleine de finesse la tendance qui incline assez
souvent les hommes Politiques et les juristes des Etats-Unis à transposer leurs
institutions dans le plan international, à placer s dispositions légales et les
usages qui ny sont pas conformes au-dessous du e standard » des
peuples et à les estimer contraires aux principes du droit international (5).
(5) Il est juste de citer lopinion
dun éminent juriste des Etats-[*807]-Unis,
M. Ed. Borchard, professeur de droit international à lUniversité de
Yale. « On perd parfois de vue que le droit international accorde une
grande latitude aux divergences locales dans les différents Etats. Le droit
international nimpose aucune condition duniformité dans les
lois nationales en ce qui concerne le traitement des étrangers et le prétendu
« standard de droit international » nest quune
expression décevante, vague, confuse et réellement propre à induire en erreur,
car elle prétend exprimer une conception qui en réalité nexiste que
rarement, sinon pas du tout ». (Rapport à lInstitut de droit
international, session de Cambridge, Annuaire de
1931, p. 264, 265.)
Ses
considérants appellent quelques observations.
Ainsi que je lai déjà observé,
laffaire Salem se distingue des litiges du même genre en ce que le
Gouvernement américain ne, fondait pas seulement ses réclamations sur la
prétendue violation des droits de son ressortissant niais sur la prétendue
méconnaissance des prérogatives dont jouissent en Egypte les Puissances
bénéficiaires du régime des Capitulations qui leur confère un pouvoir direct de
police et de juridiction ressortissants.
Une
question préjudicielle se posait donc : celle de la nationalité de Salem.
Nouveau Protée, ce personnage se disait, au gré de, ses intérêts du moment,
tantôt Egyptien, tantôt Américain, tantôt Persan ; il semblait bien avoir
au moins deux de ces nationalités. Comment résoudre le conflit ?
« La règle, affirme le Tribunal, est
quun Etat tiers nest pas fondé à écarter la réclamation
dun des Etats dont lintéressé est ressortissant en lui
opposant la nationalité de, lautre. Cette prétendue règle est très
contestable. Si réellement la loi persane ne permet pas à un Persan de se faire
naturaliser étranger sans lautorisation de son gouvernement ce que le
tribunal arbitral na pas vérifié, on ne voit pas pour quelle raison
un Etat tiers ne pourrait pas se prévaloir de linaccomplissement de
cette condition à lencontre de lEtat dont cette personne en
cause a voulu devenir le sujet, tout au moins quand cette personne était
domiciliée sur [*808] le territoire
du premier de ces Etats au moment de la naturalisation et quand la question
dont la solution dépend de la détermination de la nationalité sest
posée sur ce territoire devant ses autorités et ses tribunaux. Les Persans ne
jouissent pas en Egypte des prérogatives des Capitulations. Les pouvoirs que
leurs consuls exercent dans ce pays, en vertu de la coutume ou de
lusage sont bien moins étendus que ceux dont y disposent les
représentants des Etats-Unis en vertu des traités.
Il me
semble par conséquent que les
autorités égyptiennes avaient le droit de se refuser à reconnaître la nationalité
américaine invoquée par lindividu quelles considéraient et
traitaient comme Persan, jusquà sa naturalisation, du moment
quil navait pas perdu sa nationalité dorigine.
Elles auraient donc pu opposer une fin de non recevoir au Gouvernement des
Etats-Unis en raison de son défaut de qualité.
Les
nombreux chefs de la demande quà jugée le tribunal arbitral
concernent les uns les agissements reprochés au Gouvernement égyptien et aux
autorités et tribunaux indigènes, les autres le jugement et larrêt
rendus par les tribunaux mixtes à lencontre de Salem.
A
légard des premiers, le, tribunal arbitral ne sest reconnu
le droit de statuer que parce que le Gouvernement égyptien avait consenti à lui
soumettre sans réserves le litige. En effet, déclare le tribunal « les
Puissances Capitulaires en concluant les conventions relatives à
linstitution des tribunaux mixtes, ont renoncé à faire valoir par la
voie diplomatique les réclamations de leurs ressortissants dans tous les cas où
ceux-ci pourraient, en vertu du Règlement dorganisation judiciaire,
assigner le Gouvernement égyptien devant la juridiction mixte »,
importante déclaration dont ce gouvernement ne manquera pas de se prévaloir
désormais le cas échéant.
Il va
de, soi que le considérant nest pas applicable aux reproches dirigés
contre la juridiction mixte elle-[*809]-même.
Le tribunal les a écartés pour des raisons différentes.
Tout dabord, en admettant même que les jugements
en question aient mal apprécié les faits et appliqué inexactement la loi, on
ne saurait y trouver un déni de justice, car, par cette expression, il faut
entendre en droit international « uniquement des cas exorbitants
diniquité judiciaire ».
Cest là une vérité qui me paraît évidente. Les relations
internationales risqueraient dêtre constamment troublées si un Etat
avait le droit dintervenir en faveur de ses nationaux chaque fois que
lun deux aurait été
victime dune irrégularité
ou dune erreur même patente, même grossière, commise par une autorité
ou
un tribunal étranger.
Quelle serait la situation de pays tels que la France, les Etats-Unis et
lEgypte dans les frontières desquels
vit une nombreuse population
étrangère ? Ils se trouveraient sans réciprocité, surtout sils
sont faibles et animés de dispositions conciliantes, sous le contrôle des Etats
dont ces immigrants sont les sujets.
La responsabilité du défendeur naurait été engagée que si ses
fonctionnaires ou ses magistrats avaient commis des iniquités flagrantes,
manifesté une partialité scandaleuse, une mauvaise volonté persistante.
Nest-il pas évident, pour tout esprit impartial, quil
ny a rien à reprocher de tel aux auteurs du jugement et de
larrêt précités P La thèse adoptée par les juges dé première instance
est parfaitement soutenable. Quant à larrêt, qui porte la signature
dun magistrat anglais éminent, actuellement président de la Cour,
tout au plus pourrait-on peut-être dire quil manque quelque peu de
clarté et de précision. Celui des conseillers qui la rédigé est bien
excusable de ne sêtre pas mis en frais, étant donné que la demande.
était entièrement dépourvue de justification ainsi que la sentence arbitrale
la péremptoirement démontré.
Dans la pire hypothèse, comme le dit le tribunal [*810]
arbitral, un étranger doit accepter lorganisation du pays où il
sest fixé ou avec lequel il a noué des relations daffaires,
car il a dû tenir compte de ses imperfections.
Ce motif suffisait à exonérer le Gouvernement égyptien de toute
responsabilité, en raison des jugements incriminés ; le tribunal arbitral
en donne un autre, qui me semble également incontestable. « En instituant
la juridiction mixte, conformément à des traités conclus avec les Puissances
capitulaires, lEtat égyptien a sacrifié quelque chose de sa
souveraineté », moyennant un sacrifice correspondant des Etats
cosignataires de ces conventions ; il a accepté que les nouveaux tribunaux
soient composés dune majorité des deux tiers de juges étrangers, et
il leur a confié le soin dappliquer une législation quil a
fait approuver par les Puissances et quil na pas le droit
de modifier sans le consentement préalable de lAssemblée législative
de la Cour dappel mixte. Il ne peut ni destituer les juges ni les
punir disciplinairement. Sa responsabilité doit, par conséquent, subir les
mêmes limitations que sa souveraineté.
La
sentence arbitrale aurait pu ajouter que les tribunaux mixtes ont hérité de la
compétence des tribunaux consulaires qui rendaient la justice aux
ressortissants des Puissances capitulaires conformément à la règle actor
sequitur forum rei et ne dépendaient en aucune façon du
Gouvernement égyptien, et que lorsque ces Puissances ont consenti à remettre le
jugement des affaires civiles et commerciales et dun petit nombre
dinfractions pénales à la juridiction mixte, elles né lont
fait quaprès avoir assuré à ces tribunaux une autonomie aussi
complète que possible. Cest pourquoi la nomination des magistrats
mixtes étrangers est décidée daccord avec leur gouvernement sur la
présentation, à lexception de quelques postes surnuméraires créés
durant ces dernières années, que les tribunaux mixtes élisent leur président et
vice-présidents ainsi [*811] que
leurs présidents de chambre, quils nomment et révoquet tout le
personnel des greffes.
Ne
résulte-t-il pas de la que cette juridiction echappe complètement à
laction du Gouvernement égyptien dont la responsabilité ne serait
engagée que dans lhypothèse où il aurait exercé une pression sur le
tribunal ou refusé dassurer lexécution de ses jugements ?