Journal du droit international (Clunet), v. 37, p. 753 (1910)
Du changement de nationalité
opéré en fraude
à la loi.
Bibliographie : Clunet, Tables
générales, IV, vº Nationalité, p.
203, et eod. vº, Tables annuelles de 1905 à 1909.
Quand daprès
la législation de certains pays, comme
lItalie, la loi personnelle qui doit régir les individus
doit
dépendre de leur qualité de citoyen, se pose la
question
de savoir si ces mêmes individus peuvent se soustraire
à
lautorité de cette loi, en renonçant
à leur nationalité actuelle
et en acquérant la qualité de citoyen dun
autre Etat.
Jadis on considérait
tout individu comme soumis au souverain de lEtat, dont il
était né citoyen, en vertu du
rapport
dallégeance, qui constituait un lien permanent, qui ne pouvait
jamais être rompu en dehors du consentement du
souverain.
Daprès cette conception, les lois de
certains Etats refusaient
au citoyen le droit de changer de nationalité et de se faire
naturaliser à létranger sans
lautorisation du souverain, en
labsence de laquelle on considérait comme
sans effet la qualité de citoyen étranger nouvellement
acquise. Ainsi, aux
termes de la loi autrichienne, lautorité administrative
avait le
droit daccorder lautorisation de changer de
nationalité il
en était de même suivant la
législation anglaise antérieure à
la loi du 12 mai 1870, et suivant la législation suisse
antérieure à la loi du 6 juillet 1876.
Aujourdhui on admet la
liberté de changer de nationalité,
sauf les limitations édictées
aux termes de la loi de chaque Etat. Dès lors la qualité de
citoyen est considérée comme dans le domaine absolu de
lautonomie de chacun, et on admet comme un droit essentiellement
personnel pour lhomme dappartenir à tel ou tel Etat,
le changer sa nationalité actuelle et de devenir citoyen
dun
Etat étranger.
Ainsi le rapport entre
lhomme et la loi peut être considéré
comme volontaire, comme dépendant
de la qualité de citoyen
dun Etat donné, qui est librement acquise par chaque
individu.
Il est vrai que le droit de
changer de nationalité nexempte
pas lindividu des obligations du service militaire, ni des
peines édictées contre les citoyens qui portent les
armes [*754] contre leur patrie. Mais cette
limitation a pour base lidée
éminemment juste que les droits acquis par la
souveraineté à
légard de toutes
les personnes qui lui sont actuellement soumises en leur qualité de
citoyens ne peuvent être infirmés par
le fait de lindividu, qui est tenu de remplir ses
obligations
envers lEtat auquel il appartient et de ne pas changer
de
patrie avant de les avoir remplies.
Le législateur
italien, prenant en considération la juste
observation de la commission du Sénat, que la patrie libre
veut des hommes libres, non des serfs de la glèbe, a
proclamé
dans lart. 11 du Code civil la liberté de changer de
nationalité, en consacrant au premier paragraphe le droit polir le
citoyen de renoncer à la qualité de citoyen italien en
en faisant la déclaration devant lofficier de
létat civil de son domicile et en transportant sa
résidence à létranger, sauf la
limitation consacrée par lart. 12 qui concerne
lobligation du
service militaire et celle de ne pas porter les
armes contre sa
patrie.
Dans ces conditions, il est hors
de doute que les lois italiennes qui, aux termes de lart. 6 des
dispositions générales
du Code civil, doivent régir la condition civile et les
rapports
de famille, ne peuvent exercer leur autorité que tant
que lindividu doit être considéré comme citoyen
italien. Leur autorité est absolue, eu ce sens que celui qui doit
être réputé citoyen ne petit pas se soustraire
à lempire de la loi à laquelle
il doit être considéré comme soumis. Dans le domaine de
la
liberté individuelle, cest uniquement le fait
dappartenir ou
celui de ne pas appartenir à
lEtat, niais non la faculté de se
soustraire à lautorité des lois italiennes,
qui doit déterminer la condition personnelle et les rapports de
famille de
tous les individus qui ont la qualité de citoyens
iftaliens, sans
distinguer sils se trouvent sur le territoire de
lEtat ou en
pays étranger.
Maintenant nous allons examiner
si le fait, de la part dun
citoyen, pour jouir plus largement de sa liberté civile
ou
pour atteindre tout autre but, de renoncer à sa
nationalité et
de se faire naturaliser à létranger, peut être
attaqué pour le
motif quil a ainsi voulu se soustraire frauduleusement aux
prescriptions de la loi de son pays ou préjudicier aux droits
des tiers.
Cette question a
été discutée en Italie à
loccasion des sen[*755]tences de
divorce prononcées à létranger
à légard de familles
italiennes qui y avaient été
naturalisées. On a soutenu que
ces sentences ne pouvaient pas être considérées comme
valables en Italie, parce que la naturalisation obtenue en
pays
étranger devait être réputée acquise
en vue déluder la prescription du législateur
italien qui interdit le divorce.
Disons tout dabord
quil faut nettement préciser lé discussion pour
écarter toute équivoque.
Il sagit, en cette
matière de validité dune sentence
de
divorce prononcée par un tribunal étranger, uniquement
des effets de cette décision dans les rapports civils. Nous
voulons
en effet examiner dans quels cas elle peut produire le changement
de létat personnel, de façon à rompre valablement le
lien conjugal et à permettre aux époux de
célébrer valablement un second mariage.
La question à
résoudre serait toute différente, si on voulait
déterminer si lépoux qui, à la
suite de la sentence étrangère, aurait
contracté un nouveau mariage, aurait ainsi
contrevenu à la loi pénale qui
réprime le crime de bigamie.
Il ne sagirait pas en
effet de décider sur lefficacité de
cette
sentence au point de vue de la loi civile, ni de dire si elle
pourrait produire la dissolution du mariage et permettre
aux
époux de se remarier, mais de dire si le fait constitue ou non
un fait délictueux tombant sous le coup de la loi
pénale.
Pour pouvoir admettre le
délit, il faut de toute nécessité
trouver lélément subjectif
constitué par le dol et la mauvaise
foi. Or dans le crime de bigamie cet élément ne peut exister
que lorsque lépoux, qui se considère comme
libéré du premier mariage, contracte sciemment le second mariage, dune
façon dolosive et avec mauvaise foi.
Dès lors une sentence
étrangère de divorce, qui au point de vue du droit civil doit
être considérée comme sans valeur, petit servir
à établir la
bonne foi de lépoux
divorcé qui se remarie. En effet, lindividu qui, se
considérant comme libéré du lien conjugal,
contracte une nouvelle union, nentend pas violer frauduleusement la loi pénale, puisquil
ne croit pas être encore lié par
un mariage précédent.
Lobjet de notre
étude étant ainsi déterminé, tout
se résume
à rechercher quand on doit et quand on ne doit pas
considérer
lacte comme efficace en ce qui concerne ses
effets en droit
civil, parce quil y a ou non lieu de le considérer
comme
accompli par lagent cri fraude de la loi.
[*756] En principe on doit appliquer la
règle du droit romain,
qui jure suo ulitur nemini injuriam
facit.
Etant donné, ainsi
que nous lavons démontré, que le droit
dappartenir à lEtat
est pour lhomme un droit essentiellement personnel, qui se
trouve dans le domaine de son autonomie, on ne saurait
en
général soutenir que quand quelquun se fait naturaliser en
pays étranger dans le but nettement voulu duser plus
largement de sa liberté civile, de jouir ainsi davantages
plus
grands résultant de la loi de sa nouvelle patrie et
dexercer
dune façon plus étendue certains droits, il agisse ainsi
pour
éluder la loi nationale de son pays dorigine et pour
contrevenir aux prescriptions de cette loi. Etant admis quen principe
la soumission i la loi est dans le domaine de la liberté,
en ce sens que les faits dont dépend cette soumission
sont
facultatifs pour lhomme étant donné aussi
que lindividu
accomplisse tel ou tel de ces faits dans le but
nettement déterminé, non pas déluder
la loi (parce quon ne peut pas éluder
une loi qui na plus dautorité), mais de se
soustraire à lautorité de cette même loi, est-ce
que par hasard on pourrait
attaquer louvre de quelquun qui a ainsi exercé
son propre
droit ?
Il faut néanmoins
admettre que lorsque la renonciation à
la qualité de citoyen italien peut être
considérée comme faite
en fraude de la loi à laquelle lindividu doit être
réputé soumis, et dans le but nettement
délibéré de contrevenir et de
se
soustraire aux prescriptions de la loi personnelle, on peut tenir
la renonciation
comme inefficace dans lEtat auquel cet individu appartient. Toutefois
la grande difficulté consiste à
bien
préciser quand la renonciation à la qualité
de citoyen et la
naturalisation à létranger
doivent être réputées avoir eu lieu
en fraude de la loi.
Dans certains cas on peut
admettre que le divorce obtenu
en pays étranger par un Italien, qui sest fait
naturaliser dans
ce pays, peut être sans valeur en Italie, par le motif que
le
changement de nationalité doit être considéré
comme entaché
dun vice qui le rend inefficace. Cest ce quon
doit décider
quand il résulte de toutes les
circonstances que le changement en question peut être
considéré comme une fraude à la
loi. Tel serait le cas dun Italien, qui aurait obtenu la
naturalisation à létranger seulement pro forma
et qui aurait continué à maintenir son domicile effectif
en Italie, en y conser[*757]vant le centre de
ses affaires et de ses intérêts, et qui, après
avoir obtenu le divorce, aurait affirmé son intention de recouvrer
la qualité de citoyen italien et ensuite de demander
la
reconnaissance de sa liberté quant au mariage, en invoquant
et en produisant la sentence de divorce prononcée par le tribunal
étranger pour être autorisé à
épouser en Italie une
autre femme. La fraude à la loi
résulterait clairement de lensemble des circonstances et
des actes, qui doivent être considérés comme
réalisés dans le seul but de faire fraude à la
loi,
den éluder les prohibitions et den
méconna"tre lautorité. 11
nous semble alors évident que le changement de
nationalité
doit être considéré comme inefficace, par le motif
quil a eu
pour but immédiat de se soustraire aux
prescriptions impératives du législateur.
Cest en ce sens
qua statué le tribunal de la Seine à
propos
de la naturalisation obtenue par des époux français, les conjoints
Vidal, alors que la loi du 8 mai 1816, qui interdisait
le divorce, était encore en vigueur en France. Ces
époux
sétaient rendus en Suisse et y avaient requis de mauvaise foi
et obtenu la naturalisation, uniquement pour divorcer, ce
qui résultait dune
façon évidente des circonstances.
Le tribunal, dans son jugement du
31 janvier 1877[1], a
dit
avec raison que « si la naturalisation a
été poursuivie exclusivement en vue de faire fraude
à la loi française et den
éluder certaines prohibitions fondamentales, elle ne
saurait
être invoquée à lencontre des
intérêts dordre public et
dordre privé que cette même loi a pour but
de protéger ».
Nous considérons que
cest fort justement quon a
décidé
de même en ce qui concerne la nationalité de la
société, qui
dépend du lieu du siège social. Sil
résulte à lévidence
dun
ensemble de circonstances que le siège social nest pas
effectif, mais quau contraire il est factice et nominal, et
établi
dans le but précis d être soustrait à
lautorité de la loi du lieu
o_ il existe effectivement, et où saccomplissent
réellement les
opérations sociales, et où se trouve le centre
dadministration
de la société. Dans ces circonstances, létablissement
dun
siège social purement nominal, pour se soustraire
à la loi du
lieu où la société a son siège effectif, doit
être considéré [*758]
comme ayant eu lieu en fraude de la loi, et par suite la nationalité
de la société ainsi déclarée doit
être considérée comme
sans valeur[2].
II faut, dès lors, pour pouvoir admettre la
fraude à la loi, que le but de se soustraire à son
autorité
impérative soit certain, manifeste et non
équivoque, et résulte
de toutes les circonstances qui, prises dans leur
ensemble,
établissent lunité de conception à
légard de la fraude, de
telle façon que cette fraude soit
la cause de lacte ou de lopération juridique.
Cest alors seulement quon peut se prévaloir d la
fraude pour attaquer lacte accompli dans le
but
évident de se soustraire à
lautorité de la loi.
Nous pouvons donc admettre la
fraude à la loi et linefficacité de la
naturalisation, lorsque cette naturalisation a
été
réalisée pour contrevenir aux dispositions édictées
par notre
législation en vue de sauvegarder les droits des
tiers.
Ainsi, par exemple, si la
séparation de corps a été
prononcée entre deux époux italiens et si la femme, comme
elle en a
le droit daprès notre loi, se
prépare à demander la séparation
de sa dot des biens du mari qui administre mal ses
propres
intérêts, le mari pourra-t-il, en se faisant naturaliser
à létranger et en faisant régir ses
rapports de famille par la loi
de sa patrie délection, se prévaloir du droit
que lui attribue
cette loi de repousser laction de la femme ? Cela ne
nous
parait pas possible, parce que la naturalisation aurait pour
but de violer un droit reconnu
à la femme par la loi italienne,
et quon ne saurait exclure la fraude et la mauvaise foi
du
mari, qui se serait fait naturaliser à
létranger dans le but
nettement délibéré
de déroger à la loi qui a pour objet la
protection des droits des citoyens.
On ne peut pas appliquer le même
principe, lorsque la
naturalisation a pour résultat de porter atteinte à une
faculté
ou à une expectative attribuées aux tiers
parla loi de lEtat
auquel appartenait lindividu avant sa naturalisation, ainsi
que nous le démontrerons dans les dernières pages de cette
étude.
Actuellement nous voulons tout
spécialement bien mettre
en évidence
lidée fondamentale que, lorsquune personne se
fait naturaliser à létranger dans le but
nettement déterminé
de se soustraire à certaines dispositions
prohibitives de la loi [*759] de son pays
dorigine et darriver à la jouissance de
droits
plus étendus, lacte accompli par, elle ne peut pas être
attaqué
et déclaré inefficace comme fait en fraude de la
loi.
Sans doute, en principe, toute
prescription édictée par le
législateur par une disposition prohibitive doit en
principe
être considérée comme absolue, en ce sens
quil ne peut
jamais être permis aux particuliers de faire ou
dentreprendre
quoi que ce soit de contraire ou de
dérogatoire à cette disposition.
On ne saurait cependant pas en
conclure que le fait accompli contrairement à une telle disposition
prohibitive doive,
toujours et en toutes circonstances, être considéré
comme
réalisé en fraude de la loi et. partant comme
illégitime et inefficace. En effet, pour pouvoir retenir la fraude,
il est nécessaire que tous les actes accomplis par lagent
aient pour but
nettement déterminé de se soustraire
à lautorité de la loi,
quen dautres termes, pris dans leur ensemble, ils tendent
à
réaliser pratiquement et effectivement ce qui est interdit
par
la loi.
Il faut considérer que
:si toute disposition légale prohibitive est absolue, le principe de
son autorité est toujours,
que la personne qui accomplit lacte prohibé se trouve
actuellement soumise à lautorité du
législateur. Par conséquent
si, daprès les principes, sur lesquels doit être
basé le rapport
actuel entre la personne et la loi, lindividu ne peut pas
être
considéré comme dépendant du
législateur dont émane la disposition prohibitive, on ne
peut pas affirmer, quen agissant
contrairement à cette disposition, il viole la loi et accomplisse
une fraude à cette même loi en se soustrayant à son
autorité
impérative et absolue.
Incontestablement il ne peut être
question de fraude à une
loi prohibitive de 1 part de quelquun qui accomplit
lacte
interdit alors quil nest pas soumis à
lautorité du législateur,
et on ne peut
admettre aucune interprétation extensive de la
disposition prohibitive. En réalité, la question se
résume au
point de savoir si lindividu, au moment où il a accompli
lacte
contraire à la loi prohibitive, se trouvait ou
non soumis à
lautorité du législateur, et si son action
pour se soustraire à
cette autorité peut être considérée comme
légale, ou au contraire comme frauduleuse, par le motif
quil aurait accompli
la fraude en voulant se soustraire à lautorité
du législateur et
[*760] aboutir finalement
à faire ce que la loi lui interdit dune façon
absolue[3].
Cest alors quon peut admettre
linefficacité de
lacte en raison de la fraude.
Le motif de la disposition, le
lait de se soustraire au but de
la loi, au moyen de la réalisation de lacte interdit, ne
peuvent
par eux-mêmes exercer aucune influence sur la validité
de
lacte accompli par quelquun, qui au moment de cet
accomplissement nétait pas légalement soumis
à lautorité du législateur dont émane
la disposition prohibitive.
Il est sans intérêt en
pareil cas de rechercher lintention
et
dapprécier lopération au point de
vue moral, ou de tenir
compte du dommage résultant de lacte, pour en soutenir
linefficacité. Lintention
est le motif subjectif, la cause qui a
pu déterminer la volonté, mais elle ne peut pas influer
sur la
valeur juridique de lacte, Linefficacité de
lacte en raison de
la fraude à la loi peut être admise
quand Ja fraude est la
cause substantielle de lacte lui-même, ce qui ne peut être soutenu
que dans le cas où lagent de cette cause est actuellement soumis à la loi contrairement à laquelle il a
accompli
cet acte. Tout par conséquent, au point de vue
juridique,
doit se réduire à rechercher si lauteur de
lacte doit ou non
être considéré actuellement comme en rapport avec la loi
prohibitive, et si la rupture dun tel rapport peut être
considérée comme effective ou comme frauduleuse. Par
conséquent,
quelle que puisse être lintention de celui qui a rompu ses
rapports avec sa patrie en se faisant naturaliser à létranger,
son fait ne saurait
être déclaré frauduleux que dans les cas
suivants
a) Quand il a fait ce
quil ne pouvait pas faire légalement
pour se soustraire à lautorité de la loi
b) Quand le fait, accompli par
lui pour se soustraire à
lautorité de la loi, considéré
objectivement et en tenant
compte de tous les éléments qui le constituent,
nest pas un
fait réel sérieux et juridiquement
inattaquable, mais un fait
apparent, réalisé
uniquement pour déroger à lautorité
de la [*761] loi à laquelle la
personne doit être considérée comme
réellement soumise, de façon que, considéré en
lui-même, il présente les caractères de la fraude, et que
la fraude ait été la
cause du fait ou de lopération juridique.
Nous allons expliquer notre
théorie par des exemples :
a) Sans doute, ainsi que nous
lavons soutenu, le changement de nationalité doit être
considéré comme un fait volontaire, essentiellement
personnel et dès lors inattaquable
comme tel. Cependant, comme il est nécessaire, pour renoncer à
sa nationalité dorigine, que lindividu en ait la
capacité
daprès la loi du pars dont il est actuellement citoyen,
lorsque
quelquun sest fait naturaliser dans un pays
étranger alors
quil navait pas la capacité
requise à cette fin daprès sa
loi
nationale, il ne peut pas se prévaloir de sa
naturalisation
pour soutenir, aux termes de la loi de sa patrie
délection,
lefficacité et la
légalité des actes accomplis daprès
cette loi
et la validité des effets juridiques qui en résultent.
La nouvelle loi nationale, qui
doit incontestablement régler
sa capacité à partir du jour de la naturalisation, ne
saurait
exercer rétroactivement son autorité pour attribuer
à la personne la capacité qui lui manquait au moment où
elle a
accompli lacte de renonciation à la qualité de
citoyen de sa
patrie dorigine. Tel fut le cas de la princesse de
Bauffremont
qui, devenue Française par le mariage et séparée de
corps
davec son mari, obtint légalement la naturalisation dans
une
principauté dAllemagne et qui ensuite invoqua la loi
de sa
patrie délection pour soutenir la validité de
sa naturalisation,
la légalité du divorce prononcé en vertu de
cette même loi et
la validité du second mariage par elle
contracté. Lefficacité
de cette naturalisation et la validité des actes par elle accomplis
furent justement attaqués pour le motif bien fondé,
que
le fait de la naturalisation, considéré en lui-même, devait
être
réputé fait en fraude à la loi,
puisquil avait été
réalisé pour
déroger à la loi française à
laquelle la princesse de Bauffremont était soumise, et que
dès lors ce fait devait être sans
aucune valeur juridique. Elle ne pouvait incontestablement
pas, sans faire fraude.à la loi, obtenir, au moyen de la
naturalisation dans une principauté allemande, la
capacité de se
soustraire à lautorité
de sa loi nationale. En effet, aux termes
de sa loi personnelle à laquelle elle était actuellement
soumise, étant incapable dacquérir la
naturalisation alors quelle [*762]
était encore liée par le mariage, le fait de cette
naturalisation devait par lui-même être considéré comme
contraire à la loi[4].
b) Supposons que la loi
dun pays interdise la stipulation
dintérêts au delà dun certain taux,
et quelle déclare nulles
les conventions fixant des intérêts supérieurs
à 5 ou à 6 % ;
supposons que les parties, toutes deux citoyens de ce pays,
pour se soustraire à la prescription impérative
de leur loi
nationale, concluent leur convention dans un pays dont la
loi
autorise les intérêts conventionnels sans aucune
limitation.
Lorsquil résulterait sans équivoque des
circonstances et spécialement de tous les
éléments de lopération juridique,
que
cette opération aurait été accomplie
à létranger apparemment, afin de
déroger à la prescription impérative de la
loi
nationale interdisant les intérêts usuraires, et
quon voudrait
ensuite invoquer la règle admise
généralement, que les con-
ventions passées à létranger
doivent être régies par la loi du
lieu où elles ont été stipulées,
dans ces circonstances, comme
il serait évident que le fait juridique aurait
été accompli dune
manière seulement apparente à
létranger, à seule fin de faire
fraude à la loi nationale,
raisonnablement on ne devrait tenir
aucun compte de ce fait, par le juste motif que les parties ne
sauraient se prévaloir du droit de déroger aux lois
dordre
public, sous le prétexte de se soumettre
à lautorité des
lois
étrangères.
Dans lespèce
mentionnée par nous précédemment et
jugée
par le tribunal de la Seine en 1877, celle des époux Vidai,
il résultait clairement des circonstances
que la naturalisation
obtenue à létranger navait pas
été sérieuse, mais constituait
une manoeuvre organisée uniquement pour faire fraude de la loi française.
Parmi les pièces produites en justice, il en
était
une dont il résultait que la femme avait payé au mari
une
somme dargent pour lui faire introduire sa demande
de
naturalisation dans le canton de Schaffhouse. Le mari avait
continué
à habiter constamment Paris, et la femme, après
avoir obtenu sa naturalisation à la suite de son concert
avec
son mari, avait demandé et obtenu le divorce, et ensuite
était
revenue à Paris pour y épouser un
Français et redevenir ainsi
Française.
[*763] Pouvait-on dans ces
circonstances considérer la naturalisation comme
sérieuse, alors que la femme avait changé
de
nationalité uniquement pour se soustraire temporairement
à
lautorité de la loi française,
à laquelle elle sétait ensuite volontairement
soumise en épousant un Français ? II
résultait
clairement des circonstances que la naturalisation suisse avait
été le moyen direct pour se soustraire à
lautorité de la loi
française qui interdisait le divorce et que, comme telle, cette naturalisation
constituait évidemment une fraude à la
loi.
Persuadé que les cas que nous venons dindiquer
suffisent
pour mettre en lumière notre doctrine, nous
résumerons notre
théorie et nous dirons que le changement de nationalité
doit
être considéré comme un droit personnel de
lhomme ;
Que lorsque ce changement est
accompli légalement de la
part dun individu qui est capable de renoncer à sa
nationalité dorigine et den élire une
autre, il doit être considéré
comme efficace;
Que le changement de
nationalité produit nécessairement
le changement de toute les lois qui régissent
létat et la capacité de la personne, les
rapports de famille, les successions,
et de toutes les autres lois qui constituent
létat personnel de
chacun;
Que lEtat, dont
quelquun est citoyen par son origine, ne
peut pas plus lui
imposer d être perpétuellement lié à
sa patrie dorigine, que de rester toujours soumis à ses
lois ;
Quon ne peut pas
soutenir dune façon générale que le fait de
lindividu qui, par sa naturalisation à
létranger, se soustrait à
lautorité de la loi de son pays dorigine pour se
soumettre à celle de sa patrie délection,
puisse être considéré
comme accompli en fraude de la loi, et que, par conséquent
on ne peut pas considérer comme inefficace la
naturalisation
obtenue au point de vue de tous les effets qui en
résultent, et
notamment au point de vue du changement du statut personnel ;
Quen ce qui concerne
lautorité des lois auxquelles lindividu
était primitivement soumis et de celles de lEtat
auquel
il a commencé à appartenir en vertu de sa
naturalisation, on
doit appliquer par analogie les principes qui régissent la
rétroactivité et la
non-rétroactivité des lois, puisquen effet
les lois du pays délection
ont à légard du naturalisé le
caractère de lois nouvelles, ce qui fait quelles doivent
avoir une
[*764] autorité
immédiate et effective, sauf le respect dû aux droits
acquis par les tiers
sous lempire des lois du pays dorigine ;
Que ces principes, qui
dérivent de la théorie
générale,
doivent être soumis à lexception justifiée,
quon ne doit pas
trouver dans le fait de lindividu le
caractère frauduleux, qui
doit être considéré comme existant toutes les fois que
les actes
de la personne ayant pour but de rompre le rapport actuel
avec la loi à laquelle il se trouve soumis,
eu égard aux circonstances et à lensemble des
éléments du fait lui-même,
constituent une fraude à la loi.
Les principes que nous venons
dexposer peuvent trouver
leur application, même lorsque la naturalisation a pour résultat
de préjudicier aux tiers ou de porter atteinte à une de
leurs facultés ou à une de leurs expectatives. Dans ces cas,
lorsquon ne saurait contester la sincérité et
le caractère sérieux de la naturalisation, on ne pourrait
pas soutenir quelle
est inefficace comme obtenue dans lintention de faire fraude
à la loi, en invoquant le seul argument nue le lait
accompli
sérieusement et légalement a pour
résultat de causer un préjudice aux tiers.
Dans une autre étude[5]
jai exposé combien sont dissemblables les lois des
différents Etats en ce qui concerne la
liberté de tester et les limitations de cette liberté
fondées sur
le droit de réserve en faveur des descendants. Or,
supposons
quun individu actuellement citoyen italien se fasse naturaliser
clans un des Etats-Unis de lAmérique, oh la loi lui accorde
la liberté complète de tester ou une
liberté de tester plus
large que celle résultant de la loi italienne, et que sa
naturalisation soit réelle, sérieuse et loyale :
supposons de plus
que, se prévalant de la nouvelle loi
régulatrice de sa succession, il dispose de son patrimoine en
conformité de cette loi.
En pareil cas, les enfants, qui
par là subiraient un préjudice, pourraient-ils attaquer
la validité de la naturalisation
comme obtenue en fraude de la loi ? Nous
ne le pensons pas.
On pourrait avec raison regarder comme peu morale, de la
part du père de famille, cette façon dagir contrairement
aux
intérêts de ses enfants ; mais on ne pourrait pas
considérer
lacte comme sans valeur, parce
quil ne pourrait pas être
qualifié contraire à la loi et juridiquement illicite.
[*765] Il faut en effet
considérer que la succession légitime
dun
Italien, pour ce qui concerne lordre de succéder
et la mesure
des droits successifs, et sa succession testamentaire, pour ce
qui concerne la validité intrinsèque des dispositions, doit
être régie daprès sa loi nationale au moment
de sa mort,
conformément à lart. 8 des
dispositions générales du Code
civil. Or il ne nous semble pas que ce soit le cas de
soutenir
linefficacité et la nullité du changement de
nationalité, ou de
contester la légitimité
du fait de lindividu qui a usé de son
droit en devenant citoyen américain, sous le prétexte
que la
naturalisation serait sans valeur en raison de la fraude résultant
de la circonstance que le changement du statut personnel du père
à la suite de cette naturalisation causerait un
grave
préjudice à ses enfants. Cette opinion nest
pas admissible,
parce quon ne saurait contester le droit pour tout citoyen
italien de changer de nationalité
et de se faire naturaliser en
Amérique, et quon ne saurait soutenir que la
succession
dun Italien régulièrement
naturalisé à létranger ne
doive
pas être régie par sa loi personnelle au moment de son
décès.
De plus, en ce qui concerne le préjudice causé aux
enfants et
la non-réalisation de leurs expectatives, il faut noter que
cela
ne pourrait incontestablement pas avoir pour effet de limiter
le droit
de leur père de se faire naturaliser à
létranger, ni de
faire considérer comme inefficace et comme nul lexercice
de
ce droit, parce quon doit appliquer le principe de droit
romain. Qui
jure suo utitur nemini injuriam facit.
Même si les droits successifs des
enfants sont amoindris,
parce quils recueillent moins daprès la loi des
Etats-Unis
quils nauraient sûrement hérité si
leur père navait pas
renoncé à
sa qualité de citoyen italien, on ne peut
néanmoins
pas attaquer le fait de celui-ci en arguant de la lésion et de
la
fraude à la loi; On ne peut pas en effet soutenir
la prétendue
lésion ni la fraude à
lencontre de quelquun qui fait réelle-
ment ce quil a le droit de faire daprès la loi
à laquelle il est actuellement soumis, bien que lexercice
de son droit ait pour
conséquence de porter atteinte
à certaines expectatives.
Le droit à la
succession ne peut être qualifié comme tel
quau moment du décès,
cest-à-dire au moment de louverture
de la succession au profit des personnes
appelées à la recueillir. Or il nous paraît
évident que ce droit doit être
déterminé
et réglé daprès la loi qui doit
régir la succession, cest-à-dire
daprès celle en vigueur au moment du
décès. [*766] Est-ce
que par hasard il existerait un droit à la succession
en tant que droit réel et effectif sur les biens qui appartiennent
au père de famille au moment de la naissance de son
enfant? Ce droit nest en réalité
quune expectative, qui ne se
réalise et ne devient effectif quau
moment du décès. Jusquau jour du
décès il nexiste au profit des enfants aucun
droit acquis sur la succession, qui nest pas encore
ouverte
à leur profit. Or, si au moment du décès la
succession doit
être réglée par la loi personnelle du de
cujus,
il est évident
que les droits successifs des enfants doivent
être régis par
la loi en vigueur an moment du décès,
cest-à-dire par la loi
personnelle de celui dont la succession est ouverte, et que
les enfants ne peuvent se
prévaloir daucun droit basé sur la
loi nationale primitive, puisquaux termes du Code civil italien
cette loi ne peut pas régir la succession de quelquun
qui
au moment de son décès doit être réputé
étranger.
Dès lors,
étant donné que la naturalisation dans un
des
Etats-Unis dAmérique ou dans tout autre pays soit
sérieuse,
réelle et effective, et quelle existe effectivement et juridiquement comme telle au moment de
louverture de la succession
du de cujus, nous concluons
quincontestablement les droits
successifs des enfants doivent être réglés
daprès la nouvelle
loi nationale du père de famille, et que lautorité
de celte loi
ne peut être combattue, soit en alléguant la fraus
legis,
soit
en se basant sur lintention et sur le caractère peu moral de
lacte, soit en prenant en considération les
prétentions des
enfants qui, par suite de
lapplication de cette loi, subissent
une diminution de leurs expectatives.
Pasquale Fiore,
Professeur de droit
international
à
lUniversité de Naples.
Traduit par Charles ANTOINE, conseiller
à la Cour de Douai
[1] Jugement confirme par adoption de motifs, suivant arrêt
de la Cour
de Paris du 30 juin 1877 (and. sol.), Clunet 1878, p. 268.
[2] Compar. Cass. française, 22 décembre 1896,
Clunet 1897, p. 364.
[3] Compar. Kohier, Studien cher Mentalreservation und
simulation,
dans le Jahrbucher für die Dogmatik des haut röm. und
deutachen Privatrechts, t. XVI, sér. IV, p. 143 et suiv.; Ferrara,
Della simulazione
dei negozii giuridici Simoncelli, Note sous une sentence
de la Cour de
cassation de Rome, dans le Foro italiano, 1008, colonne 554.
[4] Sur laffaire de Bauffremont, V. à ce
nom les nombreux renvois,
Clunet, Tables générales, I, p. 37, col. 3
et IV, vº Séparation de
corps, p. 662, nº 101.
[5] Etude lue au cours de 1909 à
lAcadémie des Sciences morales et
politiques de Naples, et relative à la liberté de
tester.