TRIB. CIV. DE LA SEINE, 2 mai 1905. Droits civils, Nationalité, Islam, Loi
coranique, Droit des gens européen, Nationalités distinctes, prétendu musulman
marocain, Sujet tunisien, Protégé français, Expulsion. Sil nexistait pas autrefois de
nationalités distinctes dans Islam, des modifications profondes ont été, avec
le temps, evolution des idées et la fréquence des rapports avec les pays occidentaux, apportées à lancienne legislation musulmane, et le principe de
nationalités distinctes sest dégagé du droit ancien coranique); Au point de vue juridictionnel,
les musulmans étrangers habitant la Tunisie sont, quelle que soit leur origine,
assimilés aux Tunisiens, pour tout ce qui concerne leur statut personnel et
sonet jugés, en matière civile et commercials, par les tribunaux indigènes ; Mais il nen conservent pas moins
la marque de leur origine, et, au point de vue du droit public, lapplication
de la loi coranique a disparu pour faire place à celle du droit des gens
européen. {*124} (Abd el Hakim C. Min. des affaires étrangères.) jugement. LE TRIBUNAL;
Attendu que le tribunal est appelé à rechercher quelle était à légard de la
France la nationalité dAbd el Hakim, le 22 oct. 1902, date à laquelle il a été
expulsé du Maroc, par un arrêté du ministre plénipotentiaire de France à
Tanger; à déterminer si Abd el Hakim était à cette époque, comme il le prétend,
musulman marocain, ou si, au contraire, ainsi que le soutient le ministre des
affaires étrangères, il était sujet tunisien, protété français; Attendu que
Abd el Hakim produit deux actes de notoriété, en date des 6 et 8 janv. 1903,
revêtus du sceau du cadi à Sousse, aux termes desquels les témoins déclarent
navoir jamais cessé dentendre dire que le père dAbd el Hakim, le chérif, le
Chaïk, le seigneur Mohamed, était dorigine et de naissance marocaines, de la
tribu des MZough, au Maroc, et quil avait été enterré à Marrakech;
quils attestent, en oiutre, que
son fils sattribue à bon droit la qualité de chérif ( descendant du Prophète );
Que, de son côté, le ministre des affaires étrangères produit deux actes de
notoriété des 19 et 23 mars 12905, revêtus du sceau du cadi à Sousse,
établissant quil était à la connaissance des témoins que le père dAbd el
Hakim était, au contraire, originaire du village dAkouda, caïdat de Sousse;
Attendu que la sincérité de cette dernière attestation est confirmée par les
faits et documents de la cause; Que le père dAbd el Hakim a passé toute sa
vie en Tunisie, où il a occupé de hautes fonctions auprès du bey de Tunis;
quil ne la quitté quen 1900, pour se retirer au Maroc, où il est décédé,
après avoir vendu ses biens indivis dAkouda, provenant de la succession de son
père; Quil a touché une pension viagère de retraite, en sa qualité de
fonctionnaire tunisien; quun de ses frères, dans un acte de vente du 30 août
1900, déclare lui-même quil est le fils de feu Khalifa Ben Abd el Hakim,
originaire dAkouda; Attendu que le demandeur, qui est né en 1868 à Tunis,
qui a occupé les foncitons de secrétaire du Palais auprès du bey, et dont la famille
est établie en Tunisie depuis un temps très reculé, doit être, à ce premier
point de vue, considéré comme sujeet tunisien, dorigine et de naissance;
Attendu que Abd el Hakim soutient, en second lieu, que pour fixer sa
nationalité, la seule loi applicable serait la loi du Coran; que les empires
musulmans ne sont que des fractions dune même société soumise à cette loi
unique; quil ny a pas de nationalité, dans le sens européen, spéciale à
chaque Etat musulman; que lIslam seul constitue la nationalité musulmane, et
que le musulman devient sujet de lEtat musulman dans lequel il réside; que le
22 oct. 1902, date de larrêté dexpulsion, il résidait depuis plus de huit ans
au Maroc; Quil en conclut quau point de vue non seulement du droit musulman
en général, mais encore du droit musulman tunisien, après avoir été sujet
tunisien, au cours de sa résidence en Tunisie, il serait, le 22 oct. 1902,
redevenu de nationalité marocaine; Mais atatendu que si autrefois il
nexistait pas de nationalités distinctes dans lIslam, des modifications
profondes ont été, avec le temps, lévolution des idées et la fréquence des
rappors avec les pays occidentaux, apportées à lancienne législation
musulmane; que de petites patries musulmanes, se désagrégeant de lunité
musulmane, se sont formées dans la grande patrie de lIslam; que le principe de
nationalités distinctes sest dégagé du droit ancien coranique; Quon voit,
notamment, la Turquie ne pas admettre que tous les musulmans résidant sur son
territoire soient, sans distinction dorigine, astreints, comme ses sujets, au
service militaires; Quainsi, par la convention turco-persane du 20 déc.
1875, les Persans en Turquie conservent leur caractère détrangers; que sont
seuls soumis au service militaire les enfants nés en Turique dun père persan
et dune mère ottomane; Que la Tunisie, dautre part, à lépoque de son
indépendance, entretenait en Egypte (au Caire) et à Tripoli des agents
consulaires (oukila), dans le but de veiller aux intérêts de ses sujets qui
résidaient dans ces pays; Attendu que lAlgérie, dont les indigènes musulmans
domiciliés sur son territoire avant lannexion sont devenus, seuls, à
lexclusion des musulmans étrangers, sujets français, a été, par son
incorporation à la France, soustraite à légard de cette dernière à la loi
coranique, ainsi quà légard des Etats musulmans qui avaient reconnu sa
conquête; Que de même, le traité du Bardo, en plaçant les nationaux
tunisiens, cest à dire les musulmans indigènes seuls, en quelque pays quils
se rendent, sous le protectorat de la Frnce, entre les mains de laquelle le bey
abdiquait son droit de souveraineté à lextérieur, a porté une atteinte
nouvelle à la loi coranique, soumis la Tunisie au droit des gens européen et
créé définitivement une nationalité tunisienne; Que la loi sur le service
militaire en Tunisie, sappliquant aux indigènes seuls, et le décret beylical
du 31 déc. 1899 sur la police administrative de la navigation, réglant la
nationalité des navires tunisiens, témoignent notamment de cet échec porté à
lunité de la loi coranique et de lexistence dune nationalité tunisienne;
Attendu que si, au point de vue juridictionnel, les musulmans étrangers,
habitant la Tunisie, sont, quelle que soit leur origine, assimilés aux Tunisiens
pour tout ce qui concerne leur statut personnel, sont jugés, en matière civile
et commerciale, par les tribunaux indigènes, et quapplication, de ce chef,
leur est faite de la loi coranique, ils nen conservent pas moins la marque de
leur origine; quau point de vue du droit public, lapplication de la loi
coranique a disparu pour faire place à celle du droit des gens européen;
Attendu, sans quil y ait lieu de sarrêter à lobjecdtion tirée, soit de
lart. 92 du cécret du 26 avr. 1861 sur lorganisation politique de la Régence,
qui nest autre que lapplication de la loi de lallégeance perpétuelle, les
sujets tunisiens, même naturalisés, nayant jamais cessé dêtre tunisiens, et
qui, en tout cas, même en admettant linterprétation qui lui est donnée par
Abd el Hakim, aurait été abrogé par le traité du Bardo, soit de labsence
dimmatriculation de Abd el Hakim sur les registres de la légation de Tanger,
cette immatriculation nayant été établie que dans lintérêt du Maroc, et
nétant applicable quaux indigènes marocains seuls, aux termes de la
convention de Madrid, soit de lacceptation par Abd el Hakimn de fonctions
publiques au Maroc, ce dont il ne justifie par aucuns titres suffisamment
probants, il résulte de tout ce qui précède, que Abd el Hakim doit être
considéré, tant à légard de la France quà légard du sultan du Maroc, qui na
jamais méconnu notre protectorat, sujet tunisien, protégé français; Quil
sest lui-même, et à plusieurs reprises, manifestement reconnu comme tel, dans
sa correspondance avec le ministre de France à Tanger, réclamant son
bienveillant appui au sujet de ses dissentiments avec un indigène marocain,
parlant de « sa légation » et de « son tribunal
consulaire »; Attendu que ladmission des prétensions dAbd el Hakim en
ce qui touche la nationalité musulmane aurait pour conséquence de permettre aux
musulmans, protégés français, de répudier, par le simple changement de
résidence, ce qui est inadmissible, la protection de la France, au gré de leur
caprice ou de leurs intérêts; Par ces motifs, déclare Abd el Hakim mal fondé
dans des demandes, fins et conclusions len déboute, et le condamne aux dépens. Du 2 mai 1905,
- Trib. civ. de la Seine, 1re ch.-MM. Le Berquier, pr.-Siben,
subst.-Labori et Lucien Lecomte, av. |